Un pari institutionnel longtemps différé
L’annonce, en janvier dernier, d’une ouverture officielle de la Bourse de Mogadiscio pour 2026 a créé une onde de curiosité jusqu’aux banques d’investissement de Nairobi et de Dubaï. En gestation depuis près d’une décennie, le projet avait initialement été porté par un petit cercle d’entrepreneurs somaliens de la diaspora, réunis au sein du Somali Stock Exchange Investment Company. Le temps écoulé illustre autant la prudence des autorités que la nécessité de consolider un cadre législatif cohérent avec les standards de l’Organisation internationale des commissions de valeurs.
« Nous voulons offrir un outil moderne de mobilisation de l’épargne sans transiger sur la transparence », résume Mohamed Duale, conseiller au ministère somalien des Finances, soulignant la priorité donnée à l’enregistrement numérique des titres et à la lutte contre le blanchiment. Une telle déclaration s’inscrit dans la lignée des réformes budgétaires pilotées depuis 2019 sous la houlette conjointe du FMI et de la Banque mondiale, lesquelles ont déjà permis à Mogadiscio d’effacer une partie substantielle de sa dette extérieure.
Hormuud et Dahabshil en chefs de file potentiels
Hormuud Telecom et Dahabshil Bank International, piliers économiques du marché somalien, ont chacun confirmé examiner « de façon diligente » une première cotation. Hormuud, fort de ses 13 millions d’abonnés, ambitionnerait de placer jusqu’à 20 % de son capital, ce qui équivaudrait à près de 150 millions de dollars selon les estimations de Deloitte Afrique de l’Est. De son côté, Dahabshil, maison mère d’un réseau de transferts bancaires largement utilisé par la diaspora, espère séduire un actionnariat transfrontier, notamment au Kenya, dont les envois de fonds vers la Somalie ont dépassé 1 milliard de dollars en 2023.
Pour ces deux groupes, l’enjeu n’est pas tant l’accès à des liquidités immédiates que la quête d’une gouvernance renforcée, élément de plus en plus scruté par les régulateurs européens dans le cadre des correspondances bancaires. « Une introduction en Bourse donne une vitrine de conformité », observe un analyste de Renaissance Capital à Lagos, rappelant la trajectoire d’Ethiopian Airlines, dont la notation financière s’est améliorée après l’émission d’obligations internationales.
L’appétit prudent des investisseurs étrangers
La question centrale demeure la perception du risque. Les fonds spécialisés dans les frontières émergentes, tels que TLG Capital ou Schulze Global, reconnaissent « une valorisation attractive » mais pointent « l’absence d’antériorité juridique et de courtage local robuste ». Or, la liquidité est la condition sine qua non pour attirer des institutions comme la Société financière internationale, déjà exposée en Somalie via le financement d’infrastructures portuaires.
Les autorités veulent convaincre en dotant la place boursière d’une chambre de compensation opérant sur la technologie blockchain, choix motivé par la raréfaction des infrastructures physiques de dépôt. Cette solution, testée à l’échelle pilote à Djibouti, réduirait les coûts d’intermédiation et sécuriserait les règlements-livraisons sous vingt-quatre heures. « Nous avons tiré les leçons du Nairobi Securities Exchange, où les délais T+3 et la volatilité du shilling kényan pèsent sur la liquidité », explique le directeur intérimaire du futur organisme de régulation.
Un environnement macroéconomique en recomposition
Évaluée à 2,8 % par la Banque africaine de développement, la croissance somalienne reste tributaire des remittances et de l’aide internationale, mais le secteur des télécoms représente déjà près de 12 % du PIB. La réforme monétaire en discussion – réintroduction progressive d’un shilling somalien soutenu par des réserves en devises – pourrait stabiliser la parité, largement dollarisée, condition indispensable pour l’émission future de titres obligataires souverains.
Dans le même temps, Mogadiscio s’efforce d’améliorer son indice de perception de la corruption, aujourd’hui classé au 167ᵉ rang sur 180 pays par Transparency International. La nomination, en avril, d’une commission indépendante de conformité financière vise à rassurer l’Association des marchés de capitaux africains, laquelle envisage d’intégrer la Somalie à son indice composite d’ici 2027.
Sécurité régionale : une contrainte toujours saillante
La présence intermittente d’Al-Shabaab dans le centre du pays reste le principal facteur de décote. Toutefois, la Mission de transition de l’Union africaine en Somalie (ATMIS) rapporte une diminution de 30 % des incidents sécuritaires majeurs depuis le retrait progressif des forces éthiopiennes. À Bruxelles, un diplomate européen souligne que « la stabilité de la place financière dépendra autant des radars anti-drones que des ratios de solvabilité », rappelant la sophistication croissante des attaques sur les infrastructures critiques.
Si la Bourse venait à fonctionner sous un régime hybride, combinant transactions physiques à Mogadiscio et plateforme numérique hébergée à Nairobi ou à Dubaï, le risque géopolitique pourrait être partiellement mutualisé. Cette configuration n’est pas sans rappeler le precedent congolais, où le système financier s’appuie sur des relais numériques afin de contourner les aléas logistiques régionaux, tout en préservant la souveraineté des données locales.
2026, horizon d’une normalisation financière ?
À trois ans de l’ouverture annoncée, le calendrier législatif reste serré : adoption du Securities Act amendé, formation des courtiers agréés et déploiement de programmes d’éducation financière ciblant une population majoritairement non bancarisée. Le président Hassan Sheikh Mohamud y voit « une étape symbolique du retour de la Somalie dans l’économie globale ». Plusieurs diplomates estiment en privé que la réussite du projet créerait un précédent pour d’autres marchés post-conflit, en particulier au Soudan ou en République centrafricaine.
À ce stade, l’optimisme demeure mesuré, mais l’existence même d’une fenêtre temporelle précise, soutenue par des partenaires multilatéraux, constitue un signal que nombre d’observateurs jugeaient inimaginable il y a encore cinq ans. Qu’elle se concrétise ou non, la Bourse de Mogadiscio représente déjà, pour une région en perpétuelle recomposition, un laboratoire d’ingénierie financière et institutionnelle dont les leçons pourraient dépasser la Somalie.