Un verdict qui résonne au-delà des frontières
En confirmant en appel la peine de cinq années d’emprisonnement infligée à Boualem Sansal, la cour d’Alger n’a pas seulement scellé le destin judiciaire de l’écrivain de 74 ans. Elle a insufflé un souffle nouveau à une controverse politique et mémorielle qui, depuis la fin de la guerre d’indépendance, irrigue par vagues l’actualité franco-algérienne. Aux yeux du parquet, l’auteur de 2084: La Fin du Monde aurait « porté atteinte à l’unité nationale » en associant, dans des tribunes et entretiens, islamisme radical et blocages institutionnels domestiques. Sur le fond, la défense invoque un simple exercice critique relevant de la liberté d’expression. L’arrêt, prononcé alors que Sansal suit un traitement médical lourd, a immédiatement traversé la Méditerranée, attisant une pressante interpellation de la société civile française – associations de défense des droits humains, Pen Club ou syndicat de la librairie – ainsi que de plusieurs parlementaires dont l’oscillation va de la gauche universaliste à l’extrême droite identitaire.
La jurisprudence de la mémoire et de la sécurité nationale
Depuis l’adoption, en 2021, d’un arsenal renforcé contre les « organisations subversives », Alger revendique un droit souverain à se prémunir d’un retour du terrorisme. Dans ce cadre, l’argument de « l’unité nationale » fonctionne comme clause de sauvegarde. « La leçon de la décennie noire reste structurante pour nos institutions », rappelle un ancien diplomate algérien sous couvert d’anonymat, évoquant la guerre civile des années 1990. Or, entre impératif sécuritaire et gestion sensible du débat public, la frontière demeure mouvante. Le philosophe Kader Aissani observe que « le pouvoir use volontiers de la mémoire collective pour délégitimer toute voix dissidente perçue comme alignée sur un narratif occidental ». Cette lecture s’ancre dans une matrice postcoloniale pierre angulaire du récit national. D’aucuns jugent néanmoins qu’en ciblant un écrivain reconnu – et bilingue – le pouvoir algérien accepte le risque d’internationaliser la controverse.
Paris entre indignation morale et prudence stratégique
Au Quai d’Orsay, la réaction s’est voulue mesurée. « Nous suivons la situation avec la plus grande attention », a déclaré un porte-parole, rappelant que « la liberté d’expression constitue un principe cardinal ». Pourtant, aucun rappel d’ambassadeur n’est venu sanctionner la décision. Paris garde en tête la coopération sécuritaire cruciale sur les dossiers sahéliens et migratoires. Un conseiller de l’Élysée souligne que « la construction d’un agenda de confiance avec Alger depuis la visite du président Macron en 2022 ne saurait être compromise pour un seul cas individuel, aussi symbolique soit-il ». Cette posture, jugée trop timorée par certains députés français, s’inscrit dans une dialectique récurrente : défendre les principes sans fracturer une relation où les intérêts énergétiques – importations de gaz naturel – et la gestion des diasporas pèsent lourd.
Une mobilisation littéraire aux accents politiques
Dans les cercles éditoriaux parisiens, la figure de Sansal prend l’épaisseur d’un symbole. « Sa prose a toujours assumé la critique et le doute, c’est l’ADN même de la littérature », s’emporte l’écrivaine franco-marocaine Leïla Slimani. Des voix inattendues, tel l’eurodéputé Jordan Bardella, se saisissent aussi du dossier pour dénoncer « les compromissions de la diplomatie française ». Ce soutien hétéroclite brouille les lignes habituelles entre gauche des libertés publiques et droite identitaire, offrant à Sansal une notoriété renouvelée que l’intéressé, depuis son lit d’hôpital, décrit comme « une ironie tragique ». Sur les réseaux sociaux, le hashtag #FreeSansal agrège universitaires algériens, journalistes tunisiens et militants amazighs, révélant un espace public maghrébin transnational que les autorités peinent à contenir.
Quels scénarios pour la suite du feuilleton diplomatique
À court terme, la défense de l’auteur va se pourvoir devant la Cour suprême algérienne, une démarche dont l’issue demeure incertaine. Plusieurs observateurs redoutent une escalade si l’état de santé de Sansal se dégrade et qu’une demande d’évacuation sanitaire émerge. La possibilité d’une grâce présidentielle, régulièrement utilisée lors des fêtes nationales, circule déjà dans les couloirs des chancelleries. À plus long terme, l’affaire replacera au centre du dialogue bilatéral la question, sensible, de la circulation des idées et des personnes. « Le pouvoir algérien teste la cohésion de sa diaspora tout en sondant la marge de manœuvre de Paris », analyse Dr. Todd Shepard, historien spécialiste de l’Algérie. Pour Paris, l’heure est à l’équilibrisme : dénoncer sans humilier, protéger un écrivain sans raviver l’argument d’une ingérence postcoloniale. Dans cette danse sinueuse, Boualem Sansal, malgré lui, impose une cadence que nul partenaire ne peut ignorer.