De Khartoum à Gizeh : la route d’un capital immatériel
Depuis avril 2023, le fracas des armes à Khartoum a poussé plus d’un million de Soudanais vers l’Égypte, s’ajoutant aux quatre millions déjà présents selon l’OIM. Dans un contexte d’accueil politique frileux et de crise économique égyptienne, la question cruciale n’est plus seulement celle de la survie physique mais de la reconstitution d’un capital. Privés de titres de propriété, d’accès bancaire ou de garanties juridiques, les nouveaux arrivants s’appuient sur l’unique ressource qui n’a pu être pillée : leur nom. La confiance, au sens sociologique du terme, devient ainsi une valeur refuge et, sous certaines conditions, une véritable devise.
La confiance-monnaie comme réponse à l’« économie des trous »
Dans les quartiers de Dokki ou de 6th of October City se déploie ce que certains économistes locaux qualifient d’« économie des trous », un patchwork d’activités comblant les failles laissées par la réglementation égyptienne et l’absence de soutien international. Marchands de café itinérants, couturières ou boulangers soudanais vendent à crédit, sans reconnaissance officielle, sur la simple base de la parole donnée. Cette pratique, loin d’être un trait culturel essentialisé, s’explique par la nécessité : quand le système bancaire exige un permis de séjour rarement obtenu et que les investisseurs formels se montrent absents, l’échange se fonde sur la réputation (Banque mondiale 2024).
Le bazar du vendredi : vitrine d’une bourse invisible
Chaque fin de semaine, le parc al-Azhar se transforme en marché nocturne soudanais. Derrière le scintillement des parures en faux or et l’arôme du bakhoor, circulent des promesses de paiement consignées sur de simples carnets. Pour Amna, vendeuse de tissus, « la valeur n’est plus dans le métal mais dans la crédibilité de celui qui le propose ». Une créance se rembourse en marchandises, en hébergement provisoire ou en passage de frontière. Le capital social, selon le mot d’un négociant interrogé, « clignote comme un QR code dans la tête de chacun ». Cette capitalisation de la confiance permet la fluidité des flux, mais expose aussi à une volatilité extrême : une rumeur, une vidéo virale, peuvent ruiner une marque personnelle du jour au lendemain.
Chaînes d’approvisionnement parallèles et arbitrage transfrontalier
Loin de se limiter à la consommation communautaire, ces réseaux irriguent déjà le commerce régional. Des cargaisons de sésame partent d’Atbara, franchissent clandestinement la frontière, sont transformées au Caire puis réexpédiées vers Khartoum sous forme de biens de première nécessité. Du cash n’intervient qu’aux extrémités du circuit ; le reste repose sur une cascade de crédits interpersonnels. Khalid, propriétaire d’une enseigne de fast-food soudanais, décrit « un domino de promesses » où chacun endosse successivement le rôle de créancier et de débiteur. À l’échelle macro-économique, ces circuits parallèles déplacent des volumes significatifs : la Banque centrale d’Égypte estime officieusement à près de 400 millions de dollars annuels les transferts informels soudanais, somme échappant à toute imposition.
Risques politiques et tentations de captation étatique
Cette manne échappant au fisc ne passe pas inaperçue. Des responsables égyptiens évoquent désormais la création de guichets dédiés afin de « formaliser » les activités soudanaises. Une telle normalisation offrirait sans doute une protection juridique, mais au prix d’un prélèvement fiscal et d’une dilution de la flexibilité actuelle. Pour les partenaires internationaux, l’enjeu est double : sécuriser des populations vulnérables sans étouffer l’innovation sociale née de la crise. Plusieurs diplomates africains interrogés à Addis-Abeba rappellent que la reconnaissance de ces circuits pourrait également servir de levier pour des négociations de cessez-le-feu, tant leur maillage épouse les lignes de fracture du conflit soudanais.
Vers une diplomatie du capital social : scénarios d’avenir
Si la guerre se prolonge, trois scénarios se dessinent. Le premier, inerte, verrait la confiance continuer de suppléer l’absence d’État, au prix d’une précarité chronique. Le deuxième impliquerait une régulation égyptienne progressive, transformant la « monnaie confiance » en micro-finance taxée, avec un risque de marginalisation accrue pour les plus vulnérables. Le troisième, plus ambitieux, suppose un appui multilatéral : banques de développement et agences onusiennes pourraient garantir partiellement ces créances sociales, convertissant un capital immatériel en levier de reconstruction post-conflit. Dans chaque hypothèse, la diplomatie devra composer avec un principe désormais central : là où les billets font défaut, la confiance imprime sa propre valeur.