Kénitra, nouveau maillon de la chaîne de valeur automobile paneuropéenne
À première vue, l’annonce pourrait paraître comme une simple extension de capacité. Elle témoigne en réalité d’un repositionnement stratégique de l’industrie automobile européenne face aux crises logistiques successives. En décidant d’ériger une unité de 50 000 m² au cœur de la zone franche Atlantic Free Zone, Benteler déplace une part critique de sa production aux portes du marché européen, à moins de trois jours routiers de ses clients d’Allemagne, de France ou d’Espagne. Située à proximité immédiate de l’autoroute Rabat-Tanger et à 200 kilomètres du port en eaux profondes de Tanger Med, la future usine bénéficie d’un couloir logistique dont la compétitivité n’a plus à être démontrée.
Technologie embarquée : le « cold stamping » et la quête de légèreté
Le site devrait entrer en service en 2026 et fabriquera pare-chocs avant et arrière, poutres antichocs, bras de suspension et essieux arrière à traverse déformable destinés à un constructeur de premier rang. Pour y parvenir, Benteler investit dans une presse de 3 200 tonnes de formage à froid, plusieurs lignes de soudage robotisées, une installation de cataphorèse et un laser 3D pour la découpe de précision. Ces choix technologiques traduisent la course à la réduction de poids des véhicules thermiques et électriques, paramètre désormais indissociable des objectifs de réduction d’émissions de CO₂ fixés par Bruxelles.
Énergie verte et compétitivité carbone : l’argument clé de la monarchie chérifienne
Interrogé lors de la pose de la première pierre, Matthias Siemer, président de Benteler Automotive Components Europe, a salué « la position géostratégique et l’infrastructure moderne » du Royaume, avant d’insister sur « la forte proportion d’énergies renouvelables, parfaitement alignée avec nos ambitions de durabilité ». Le Maroc tire aujourd’hui plus de 40 % de son mix électrique du solaire, de l’éolien et de l’hydraulique, un ratio inédit dans la région. À l’heure où la taxe carbone aux frontières de l’Union européenne s’apprête à entrer en vigueur, un kilowatt‐heure moins carboné devient un puissant levier de compétitivité pour les équipementiers désireux de conserver l’accès privilégié au marché unique.
Diplomatie économique germano-marocaine : pragmatisme et convergence d’intérêts
La présence de Ryad Mezzour lors de la cérémonie n’était pas fortuite. Le ministre de l’Industrie a rappelé que « ce projet renforce l’élan de notre écosystème automobile, soutenu par une main-d’œuvre qualifiée et une offre industrielle compétitive ». Au-delà des formules, l’accord s’inscrit dans une séquence diplomatique plus large, amorcée par la relance, en 2022, du partenariat de coopération énergétique entre Rabat et Berlin. Dans un contexte de diversification post-pandémie, l’Allemagne multiplie les relais manufacturiers hors Asie, tandis que le Maroc voit dans l’ingénierie allemande un catalyseur de montée en gamme industrielle. La complémentarité est d’autant plus affirmée que les tensions géopolitiques en Europe de l’Est redessinent les trajets des composants automobiles vers les constructeurs occidentaux.
Capital humain et montée en gamme technologique
Le site de Kénitra devrait générer plusieurs centaines d’emplois directs puisés dans un bassin déjà structuré par la présence de Stellantis et de nombreux sous-traitants. L’Institut de formation aux métiers de l’industrie automobile (IFMIA), installé à quelques kilomètres, adaptera ses cursus aux procédés de cataphorèse et d’usinage laser. En retour, Benteler bénéficiera d’ingénieurs francophones et arabophones familiers des standards IATF 16949, une exigence pour la livraison « just-in-time » des pièces vers l’Europe. La dynamique illustre le cercle vertueux que les pouvoirs publics marocains cherchent à instaurer depuis le plan d’accélération industrielle de 2014.
Effets d’entraînement régionaux et reconfiguration des chaînes d’approvisionnement
L’implantation de l’équipementier allemand renforce la compétitivité de l’ensemble du corridor Tanger-Kénitra-Casablanca, qui capte déjà plus de 90 % des exportations automobiles du pays. Elle pourrait également stimuler l’émergence de fournisseurs de rang 2 et de sociétés de services spécialisées dans le traitement de surface ou la robotique. À l’échelle maghrébine, cette montée en puissance accentue la rivalité avec la Tunisie et, dans une moindre mesure, l’Égypte, tout en invitant à une coopération logistique accrue pour éviter une guerre des incitations fiscales. Pour l’Union européenne, la diversification des sources d’approvisionnement à moins de 1 500 km de ses centres d’assemblage constitue un amortisseur stratégique face aux perturbations transocéaniques, qu’il s’agisse de pénuries de semi-conducteurs ou de congestion portuaire en Asie.
Vers une consolidation durable du hub automobile marocain
En pariant sur le couple proximité-décarbonation, Benteler offre une résonance internationale au modèle marocain d’attractivité industrielle. Si l’usine n’entrera en production que dans trois ans, son annonce agit déjà comme un signal d’appel en direction des équipementiers de rang 1 à la recherche d’un environnement stable et aligné sur les nouvelles normes européennes d’empreinte carbone. La trajectoire semble d’autant plus robuste que Rabat projette de porter la part des énergies renouvelables à 52 % d’ici 2030. Dans un secteur soumis à l’urgence climatique et à la contrainte réglementaire, le Royaume confirme qu’il n’entend pas seulement assembler des véhicules, mais bien façonner une filière automobile résiliente et durable au carrefour de l’Europe et de l’Afrique.