Redéploiement stratégique face aux barrières transatlantiques
Longtemps concentrés sur une percée en Europe et aux États-Unis, les géants chinois de l’automobile déplacent désormais leurs projecteurs vers le continent africain. Le durcissement réglementaire outre-Atlantique, la montée de mesures anti-dumping et la méfiance sécuritaire à l’égard des équipements connectés ont convaincu Pékin et les directions des groupes BYD, Chery Auto ou Great Wall Motor de réévaluer leurs priorités géographiques. Le pari africain repose sur une logique double : l’attrait d’un marché en croissance démographique soutenue et la possibilité d’installer des sites de fabrication régionaux pour contourner les droits de douane élevés imposés aux véhicules importés.
Le déplacement de la production vers des territoires plus flexibles pourrait également libérer des capacités industrielles en Chine, où le ralentissement de la demande domestique crée des surstocks. Dans cette nouvelle carte géo-économique, l’Afrique devient un laboratoire d’expérimentation, non seulement pour la diffusion de technologies hybrides abordables, mais aussi pour de futurs modèles d’affaires associant services de mobilité et électrification décarbonée.
Un pouvoir d’achat disparate et la persistance des goulets logistiques
Le potentiel commercial reste cependant conditionné par la fragmentation du pouvoir d’achat et les infrastructures énergétiques hétérogènes. Selon l’Association des constructeurs africains, le revenu disponible médian du continent situe le point d’équilibre d’un véhicule neuf autour de 12 000 dollars, bien en-deçà du ticket d’entrée d’un véhicule électrique standard. Les autorités de plusieurs États, dont le Congo-Brazzaville, s’efforcent de favoriser l’importation de véhicules relativement récents afin d’améliorer la sécurité routière et la performance environnementale, mais l’accès aux modèles zéro émission demeure coûteux.
À ces défis socio-économiques s’ajoutent le déficit d’accès régulier à l’électricité et la pénurie de postes de recharge. Dans de grandes métropoles telles que Lagos, Nairobi ou Brazzaville, les coupures récurrentes obligent les distributeurs à imaginer des stations hybrides diesel-solaire pour rassurer les acheteurs potentiels. L’agence africaine pour l’électrification durable estime que 40 % du parc subsaharien pourrait basculer vers l’hybride rechargeable à horizon 2035 si les États renforcent les incitations fiscales et améliorent la fourniture en énergies vertes.
Afrique du Sud : tête de pont et vitrine industrielle
Avec 600 000 véhicules assemblés l’an dernier et une chaîne logistique éprouvée, l’Afrique du Sud s’impose comme la plateforme de lancement privilégiée par les marques chinoises. « Nous considérons l’Afrique du Sud comme un marché très important pour notre expansion mondiale », confie Tony Liu, directeur général de Chery South Africa (entretien, Johannesburg, mars 2024). La moitié des quatorze marques chinoises déjà implantées a fait ses débuts au cours des douze derniers mois, alimentant une vive concurrence sur les segments de crossover et de pick-up.
Le programme gouvernemental Automotive Production and Development Programme, qui prévoit des rabais fiscaux croissants pour les véhicules fabriqués localement, attire les industriels en quête d’un effet d’échelle continental. Chery étudie l’option d’une usine dans la zone économique spéciale de Coega, tandis que BYD s’est allié à un consortium local pour évaluer l’assemblage de batteries près de Durban. L’objectif affiché par Pretoria de porter la production à 1,5 million d’unités d’ici 2035 alimente l’idée que le site sud-africain pourrait, à terme, alimenter non seulement la région australe, mais aussi les couloirs d’exportation vers l’Amérique latine et l’Europe méridionale.
L’émergence silencieuse de nouveaux hubs, cas du Congo-Brazzaville
Au-delà des pôles traditionnels, certains marchés intermédiaires entendent capter les retombées de la reconfiguration en cours. Le Congo-Brazzaville, qui dispose d’un port en eau profonde à Pointe-Noire et d’un accès ferroviaire vers l’hinterland d’Afrique centrale, multiplie les signaux d’ouverture. Le ministère congolais de l’Industrie met en avant un taux d’urbanisation supérieur à 60 % et une demande croissante en véhicules utilitaires légers pour les secteurs pétrolier, agricole et logistique. Dans un récent forum économique à Oyo, le Premier ministre a rappelé « la disponibilité de terrains pour des zones d’assemblage modulaire et la volonté de garantir un cadre fiscal stable ».
Certes, le marché congolais demeure modeste en volume, avec moins de 10 000 immatriculations annuelles, mais il se situe à la croisée des corridors reliant le Golfe de Guinée, la République centrafricaine et l’est de la RDC. Cette position géographique, conjuguée à des projets d’interconnexion électrique issus du barrage de Liouesso, offre un argument logistique non négligeable pour des constructeurs cherchant des relais régionaux. Des discussions exploratoires, bien que non confirmées, auraient été engagées entre l’Agence congolaise pour la promotion des investissements et des représentants de Great Wall Motor lors de la dernière Foire de Canton.
Diplomatie industrielle et jeu d’influence sino-africain
L’irruption accélérée des fabricants chinois résonne avec la diplomatie des « Nouvelles Routes de la Soie », où l’automobile s’ajoute au portefeuille historique des projets d’infrastructures. Les accords bilatéraux intègrent de plus en plus des volets de transfert technologique et de formation de cadres locaux. Pékin capitalise sur sa maîtrise verticale des batteries lithium-fer-phosphate pour proposer des chaînes de valeur quasi intégrées, un avantage compétitif difficile à égaler par les constructeurs occidentaux. Par effet de ricochet, les gouvernements africains obtiennent la modernisation partielle de leurs réseaux électriques ou la construction d’écoles techniques.
Dans le même temps, l’Union européenne observe avec circonspection les convergences sino-africaines. À Bruxelles, des diplomates insistent pour que les accords restent conformes aux normes de l’Organisation mondiale du commerce. Les chancelleries africaines, elles, voient dans la diversification des partenariats un moyen de renforcer leur autonomie stratégique. « Le continent ne peut plus être réduit au rôle de terrain de chasse périphérique ; il veut être coproducteur de valeur », résume un conseiller industriel congolais sous couvert d’anonymat (Brazzaville, avril 2024).
Vers un écosystème africain de mobilité bas-carbone ?
À court terme, les majors chinoises devront adapter leurs gammes, recourir à des financements innovants de type leasing à taux subventionné et soutenir le déploiement de bornes de recharge. La rentabilité passera par des alliances publiques-privées, à l’image du modèle testé au Maroc entre un fournisseur d’électricité et un consortium sino-européen. À moyen terme, les observateurs anticipent l’émergence d’un écosystème africain de composants, incluant des startups spécialisées dans la télématique et le recyclage de batteries.
Pour des économies comme le Congo-Brazzaville, la fenêtre d’opportunité réside dans la captation d’unités d’assemblage CKD, la formation d’ingénieurs locaux et la mise en place d’incitations fiscales suffisamment robustes pour arracher une décision finale d’investissement. Le succès de ce pari dépendra aussi de la capacité à garantir la stabilité réglementaire et à structurer des corridors logistiques sécurisés vers les marchés enclavés. Si ces conditions sont réunies, l’Afrique pourrait ne plus être seulement le débouché final des véhicules chinois, mais l’un des creusets de leur co-développement.