Une intervention musclée et encadrée par la loi 104-12
Le 24 juin 2025, avant même que les principales places financières du royaume n’ouvrent, les équipes d’investigation du Conseil de la concurrence, assistées d’officiers de police judiciaire, se présentaient aux portes de deux grands cabinets d’audit de Casablanca. L’autorisation du Procureur du Roi, mentionnée dans le communiqué officiel publié le 2 juillet, conférait à cette opération inopinée toute la légitimité requise par l’article 72 de la loi 104-12 relative à la liberté des prix et de la concurrence. Pour nombre d’observateurs, cette irruption dans un univers plus habitué au feutré qu’aux gyrophares marque un tournant dans la doctrine du régulateur marocain.
Le marché de l’audit, pivot stratégique de l’économie marocaine
Pesant, selon les estimations croisées des fédérations professionnelles, près d’un milliard de dirhams, le marché de l’audit financier et comptable occupe une place nodale dans l’écosystème des affaires marocain. Les grands cabinets, souvent adossés à des réseaux internationaux, certifient les comptes d’entreprises cotées, structurent les opérations de fusion-acquisition et conseillent les autorités sur des réformes sensibles. « Toucher à ce secteur, c’est envoyer un signal à l’ensemble des investisseurs que la concurrence n’est pas qu’un slogan », analyse un ancien haut fonctionnaire du ministère des Finances.
Des visites inopinées lourdement encadrées par la procédure
Le Conseil de la concurrence rappelle que ces perquisitions ne constituent en rien un jugement anticipé. Elles visent à collecter des éléments matériels susceptibles d’étayer – ou d’infirmer – la présomption d’ententes illicites. Concrètement, il s’agit de mettre la main, in situ, sur des courriels, contrats ou supports numériques révélant des pratiques de fixation concertée des honoraires ou de partage de clientèle. « La chaîne de possession des preuves est garantie par un scellé électronique horodaté, conforme aux standards ISO », précise un enquêteur sous couvert d’anonymat.
À ce stade, l’identité des entités visitées reste protégée, conformément à la jurisprudence constante du Conseil qui privilégie la présomption d’innocence et la sauvegarde de la réputation commerciale. Seules les instances délibératives, à l’issue d’un débat contradictoire, pourront décider de sanctions pécuniaires pouvant atteindre 10 % du chiffre d’affaires consolidé.
Implications pour la gouvernance des grands comptes
Les sociétés cotées, soucieuses de rassurer leurs actionnaires, ont aussitôt sollicité des clarifications. Dans une note interne diffusée le 3 juillet, une banque de la place a rappelé à son audit-committee l’obligation de surveiller tout risque de conflit d’intérêts entre prestataires externes. Car si des pratiques anticoncurrentielles étaient avérées, c’est toute la chaîne de certification, donc la fiabilité de l’information financière, qui se verrait questionnée.
À l’international, les agences de notation suivent le dossier avec circonspection. L’une d’elles confie que « la réactivité du régulateur marocain constitue un point positif dans l’évaluation de la souveraineté juridique », tout en soulignant que l’issue de la procédure sera déterminante pour maintenir la confiance dans la place de Casablanca.
La délicate question de la réputation dans un secteur sensible
Dans l’univers feutré du conseil, la réputation se construit sur des décennies et peut se défaire en un instant. À défaut d’informations précises, les spéculations vont bon train sur les réseaux professionnels. Un associé d’un cabinet non ciblé résume la crainte ambiante : « Le simple fait d’être cité dans un communiqué peut entacher quinze ans d’efforts de compliance ». Pour se prémunir, plusieurs firmes envisagent déjà de renforcer leurs chartes éthiques et de recourir à des audits internes indépendants.
Le Conseil, conscient de cet effet collatéral, insiste sur sa démarche graduée et ses garanties procédurales. Cette prudence institutionnelle s’inscrit dans la volonté plus large de faire de la concurrence un vecteur d’attractivité, plutôt qu’un facteur d’instabilité.
Le précédent africain et la dynamique d’intégration régionale
La démarche marocaine n’est pas isolée sur le continent. Au Kenya ou en Afrique du Sud, les autorités de concurrence ont récemment sanctionné des ententes dans les services professionnels. « Cette convergence des pratiques régulatoires reflète un alignement sur les standards de l’OCDE » relève la professeure Léa Koffi, spécialiste de droit comparé. Dans la perspective d’une Zone de libre-échange continentale africaine pleinement opérationnelle, l’harmonisation des règles de jeu devient un atout diplomatique majeur pour attirer les flux d’IDE.
Le royaume, qui se positionne comme un hub financier vers l’Afrique subsaharienne, consolide ainsi son image de juridiction prévisible et proactive, sans pour autant sacrifier l’équilibre délicat entre contrôle et flexibilité.
Entre transparence et attractivité, l’équation marocaine
En enclenchant le levier – rarement actionné – des visites surprises, le Conseil de la concurrence rappelle que la libéralisation des marchés ne saurait se confondre avec un laissez-faire général. Ce geste, même symbolique, illustre la mue institutionnelle d’un Maroc désireux de conjuguer intégrité et compétitivité. Reste désormais à démontrer, par une instruction rigoureuse et un verdict motivé, que la fermeté peut aller de pair avec la sécurité juridique indispensables aux investisseurs.
Plus qu’un épisode isolé, l’affaire pourrait devenir un cas d’école pour les régulateurs de la région. Elle invite les acteurs économiques à revisiter leurs pratiques et, au-delà, interroge le rôle des professions du chiffre dans la construction d’une croissance inclusive et durable.