Une ambition continentale sous le signe de l’interconnexion
Dans les salons feutrés de l’Union africaine à Addis-Abeba, ingénieurs, financiers et diplomates se sont accordés sur un constat : l’initiative AfSEM n’est plus un simple concept mais une architecture en construction. Soutenu depuis 2021 par la Conférence des chefs d’État et de gouvernement, le Marché unique africain de l’électricité vise à agréger en un réseau synchrone les cinquante-cinq États membres, afin d’acheter et de vendre l’électricité à l’échelle d’un continent. La démarche, qualifiée de « révolution énergétique » par Simbini Tichakunda, repose sur l’idée que l’intégration physique précède l’intégration économique et conforte la souveraineté collective face aux chocs exogènes.
De la Corne de l’Afrique au Golfe de Guinée : des liaisons déjà tangibles
Les premières artères électriques transfrontalières dessinent la carte de l’Afrique de demain. Depuis la centrale éthiopienne de Gibe III, l’énergie s’écoule déjà vers le Soudan et Djibouti, tandis que la ligne à haute tension Kenya–Tanzanie vient d’achever ses essais de synchronisation avec l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi et la République démocratique du Congo. À Brazzaville, les autorités saluent ces avancées : « La République du Congo participera pleinement à ce maillage stratégique qui consacrera le fleuve Congo comme colonne vertébrale hydraulique de la sous-région », souligne un conseiller énergétique du président Denis Sassou Nguesso, rappelant la volonté de son pays d’exporter ses excédents hydroélectriques.
Harmoniser normes et financements pour réduire le risque investissement
Au-delà des câbles, il s’agit de poser des règles transparentes. Les experts réunis dans la capitale éthiopienne ont planché sur la création d’un code de réseau continental, gage d’une régulation unique des tarifs de transit, de la qualité de service et des mécanismes de règlement. Cette normalisation vise à rassurer les investisseurs institutionnels à l’heure où, selon l’Agence internationale de l’énergie, le déficit de financement des infrastructures électriques africaines dépasse encore 30 milliards de dollars par an. « L’énergie suit la confiance », résume Kamugisha Kazaura, directeur des Infrastructures et de l’Énergie à la Commission de l’UA, convaincu qu’un cadre commun abaissera la prime de risque et favorisera les partenariats public-privé.
Mission 300 et transition inclusive : l’énergie comme droit fondamental
L’initiative « Mission 300 », copilotée avec la Banque africaine de développement et la Banque mondiale, ambitionne de raccorder 300 millions d’Africains d’ici 2030. Loin d’être un slogan, cette échéance constitue le test de crédibilité d’AfSEM. Les équipes de terrain conjuguent plans d’électrification rurale, mini-réseaux solaires et extension des lignes haute tension. Pour nombre de diplomates, la dimension sociale du projet est déterminante : toute intégration économique sans inclusion énergétique porterait en germe de nouvelles fractures territoriales. Dans cette perspective, Brazzaville déploie des mini-barrages sur la Likouala et modernise son réseau de distribution urbain, illustrant la convergence entre politiques nationales et feuille de route continentale.
Les enjeux géopolitiques d’une souveraineté électrique africaine
L’électricité est désormais un instrument de puissance douce. En reliant leurs grilles, les États africains diversifient leur bouquet énergétique et diluent leur dépendance aux importations d’hydrocarbures, tout en renforçant leur position lors des négociations climatiques mondiales. Plusieurs capitales voient déjà dans AfSEM le pendant infrastructurel de la Zone de libre-échange continentale africaine. À l’heure où l’Europe et l’Asie cherchent des partenariats verts, disposer d’un marché électrique unifié d’un milliard d’habitants confère à l’Afrique un pouvoir de négociation accru, notamment dans la fixation des prix du carbone et l’accès aux technologies de stockage.
Convergence des bassins hydrauliques et potentiel solaire : un horizon 2027
Le calendrier arrêté prévoit une interconnexion complète des pools électriques d’Afrique de l’Est et d’Afrique australe en 2027, jalon indispensable avant l’achèvement de la plaque continentale. Les travaux engagés sur le corridor Inga-Kolwezi-Lobito, la boucle 330 kV en Afrique de l’Ouest ou la liaison Egypte-Soudan témoignent d’un dynamisme inédit. Experts et institutions soulignent toutefois la nécessité d’anticiper les capacités de régulation primaire et de stockage, afin d’intégrer le gisement solaire sahélien et les parcs éoliens offshore du littoral namibien. L’équation est complexe, mais la perspective de tarifs plus compétitifs et d’émissions réduites fait figure de catalyseur politique.
À Addis-Abeba, le sentiment prédominant est celui d’une irréversibilité du processus. Les capitaux se mobilisent, les standards techniques convergent et les chefs d’État, à l’instar de Denis Sassou Nguesso, y voient une opportunité de concrétiser l’idéal panafricain : celui d’un continent capable de transformer en valeur ajoutée ses ressources, plutôt que de les exporter brutes. Si l’histoire de l’intégration africaine a souvent connu des sursauts, la connexion progressive des réseaux électriques pourrait, cette fois, constituer la poutre maîtresse d’une maison commune africaine enfin électrifiée.