La naissance d’un axe Abuja-Banjul
Sous les lambris du ministère nigérian de l’Agriculture, la poignée de main échangée le 23 juin 2025 entre Abubakar Kyari et son homologue gambien Demba Sabally scelle bien plus qu’un accord technique. Elle inaugure un axe Abuja-Banjul présenté comme « un partenariat de sang » par le ministre nigérian, expression qui en dit long sur l’ambition panafricaine revendiquée. Pour la Gambie, micro-État dépendant à près de 80 % des importations de riz, l’appui d’un géant pétrolier et agricole de 220 millions d’habitants offre l’espoir d’une respiration stratégique. Pour le Nigeria, régulièrement accusé de regarder essentiellement vers ses marchés internes, c’est l’occasion de démontrer une capacité à irriguer la sous-région en capitaux, en intrants et en expertise.
Un pari financier colossal à l’épreuve de la réalité rurale
La somme annoncée frôle l’hyperbole : 1 700 milliards de nairas, soit un peu plus de 1,2 milliard de dollars, dont 1 500 milliards pour recapitaliser la Banque de l’agriculture. Depuis la dévaluation du naira, l’établissement croulait sous des créances douteuses qui plafonnaient le crédit rural. Abuja veut briser ce plafond en triplant la capacité de prêts bonifiés et en finançant un fonds de garantie. Les 200 milliards restants iront à des « interventions directes », des pistes rurales aux subventions sur les semences certifiées. Dans un pays où l’âge médian des exploitants dépasse 50 ans et où l’insécurité demeure vive dans plusieurs États du Nord, la question n’est pas tant celle des montants que de l’absorption administrative et sécuritaire de ces flux.
Sécurité alimentaire et pouvoir d’achat : les dividendes attendus
L’exécutif nigérian escompte une baisse de 25 % de l’inflation alimentaire d’ici dix-huit mois, objectif jugé « audacieux mais plausible » par la Commission économique pour l’Afrique (CEA). Abuja table également sur deux millions d’emplois, directs et indirects, créés dans les filières riz, maïs et soja. Côté gambien, le ministère de l’Agriculture estime qu’un transfert de technologie permettant de passer de 3 à 6 tonnes à l’hectare sur 20 000 hectares suffirait à couvrir 40 % de la consommation nationale dès 2027. Les autorités espèrent ainsi soulager une balance commerciale grevée à hauteur de 100 millions de dollars annuels par les achats de riz.
Coopération sud-sud : un laboratoire pour la CEDEAO
Les chancelleries voisines observent l’initiative comme un test grandeur nature pour la Zone de libre-échange continentale africaine. La Commission de la CEDEAO y voit « la première démonstration de solidarité agricole intra-régionale à cette échelle ». Des observateurs notent que le Nigeria tente de rééquilibrer une image parfois hégémonique en jouant la carte de la communauté de destin plutôt que celle du simple débouché commercial. Le modèle évoque les programmes de coopération sud-sud promus par la FAO, mais transposés à des acteurs africains seuls, sans l’intermédiation d’un bailleur du Nord.
Riz et soft power : la dimension symbolique
Alors que Lagos s’enorgueillit d’avoir réduit de 2,3 millions de tonnes ses importations de riz en cinq ans, le « succès rizicole » est devenu un récit identitaire. Nommer un « ambassadeur du riz » au sein du gouvernement gambien, comme le suggère Banjul, illustrerait ce transfert de prestige. Pour le politologue sénégalais Mamadou Faye, « le riz est au Nigeria ce que le blé est à la Russie : un instrument diplomatique à fort capital symbolique ». Offrir des sacs d’engrais ou des unités de décorticage, c’est exporter un narratif d’autosuffisance qui renforce la position du Nigeria dans les enceintes multilatérales africaines.
Risques et inconnues d’une stratégie de recapitalisation
Les créanciers internationaux scrutent cependant la soutenabilité budgétaire de l’opération. Avec une dette publique déjà proche de 45 % du PIB et un service de la dette qui absorbe plus de 60 % des recettes fédérales, Abuja joue la corde raide. La Banque mondiale rappelle que la précédente initiative de recapitalisation, lancée en 2011, s’était soldée par 35 % de prêts non performants. De plus, la persistance de foyers d’instabilité dans les États de Zamfara ou Kaduna menace la sécurisation des investissements. L’Institut nigérian de recherche économique recommande donc la création d’un mécanisme de suivi indépendant associant les organisations paysannes afin de limiter les fuites de capitaux et la corruption endémique.
Les prochaines étapes : de la promesse au contrôle des résultats
Les premiers décaissements devraient intervenir au troisième trimestre 2025, à l’issue d’un audit de viabilité commandé par la Banque centrale. Dans l’intervalle, 2,15 millions de sacs d’engrais ont déjà quitté le port de Lagos à destination de Banjul, signe que la diplomatie du concret précède parfois la mise en place des comités de pilotage. Abuja ambitionne par ailleurs de convier les ministres de l’Agriculture de toute la CEDEAO à un forum sur la mécanisation en octobre, espérant institutionnaliser la dynamique. Reste que la crédibilité de l’initiative se mesurera aux rendements des prochaines campagnes agricoles et à la capacité du Nigeria à aligner discours et livrables. Dans un environnement où la réduction de la pauvreté rurale est attendue avec impatience, l’axe Abuja-Banjul ne dispose que d’une moisson pour convaincre.