Le sommet de Luanda consacre une diplomatie économique assumée
Dans l’immense auditorium de Luanda où se pressaient ministres et chefs d’entreprise américains, le Premier ministre ivoirien Robert Beugré Mambé n’a pas pris la parole en technocrate mais en ambassadeur d’un projet national. Lançant un sobre « Produire en Afrique, transformer en Afrique », il a décliné l’agenda confié par le président Alassane Ouattara : inscrire la Côte d’Ivoire dans la cartographie mondiale des pôles agro-industriels. Pour le gouvernement, ce sommet constitue moins un exercice protocolaire qu’un espace de négociation concret à l’heure où Washington cherche des partenaires africains capables d’offrir à la fois stabilité macroéconomique et potentiel de marché. Avec une croissance moyenne supérieure à 6 % depuis une décennie, Abidjan estime posséder les atouts requis pour se hisser en interlocuteur privilégié.
Transformer in situ : un impératif de création de valeur
La promesse ivoirienne s’inscrit dans un constat que résume l’économiste Jeanne Zadi : « Exporter du cacao brut, c’est vendre un tiercé gagnant aux chocolatiers européens ; en broyer localement, on conserve l’essentiel de la marge et on crée des emplois qualifiés ». Premier producteur mondial de cacao et de noix de cajou, le pays ambitionne désormais de porter à 50 % la part transformée sur son sol d’ici à 2028. Pour y parvenir, le gouvernement s’appuie sur la mise en service progressive de cinq zones agro-industrielles – d’Abengourou à Korhogo – assorties de lignes logistiques modernisées vers le port d’Abidjan. Le ministère de l’Agriculture met en avant l’introduction de semences à haut rendement, un dispositif de stockage réfrigéré pour réduire de moitié les pertes post-récolte et un vaste programme de formation de techniciens de maintenance issus des lycées professionnels.
La réponse américaine : capitaux patients et outils de garantie
Côté américain, la tonalité est encourageante. « Nous voyons en Côte d’Ivoire un partenaire disposé à monter dans la chaîne de valeur », a déclaré Troy Fitrell, haut responsable du Bureau des affaires africaines. La U.S. African Development Foundation et l’International Development Finance Corporation (DFC) ont ouvert la porte à des lignes de crédit mixtes, combinant subventions pour les infrastructures rurales et garanties sur un portefeuille de prêts à long terme. Les échanges agricoles, actuellement estimés à 100 millions de dollars par an, pourraient doubler d’ici cinq ans si les projets de transformation de cacao, de cajou et de manioc franchissent le cap du closing financier avant fin 2026. Plusieurs firmes américaines de l’agritech ont d’ores et déjà dépêché des équipes d’évaluation, à l’image de Wilbur Ellis ou d’Ingredion, intéressées par la transformation d’amidon de manioc pour l’industrie pharmaceutique.
Un alignement d’intérêts géostratégiques et industriels
Pour Washington, soutenir la montée en gamme ivoirienne revient à sécuriser une chaîne d’approvisionnement alternative face aux tensions commerciales qui affectent le corridor Asie-Pacifique. À Abidjan, on voit dans cet alignement d’intérêts l’occasion de renforcer la résilience de l’économie nationale tout en consolidant une image de hub régional fiable. Selon les chiffres communiqués par la présidence ivoirienne, 38 % des volumes de cacao transformés localement en 2024 ont trouvé preneur aux États-Unis, dont près de la moitié via le port de Philadelphie. À moyen terme, l’objectif est de hisser le ratio à 60 %, en tirant parti des accords bilatéraux de facilitation commerciale discutés en marge du sommet. « L’enjeu n’est pas seulement industriel, il est diplomatique : plus nous exportons des produits finis, plus nous jouons un rôle stratégique dans les chaînes de valeur américaines », confie un conseiller à la Primature.
Des défis internes à concilier avec l’ambition affichée
La trajectoire, si prometteuse soit-elle, n’est toutefois pas exempte de fragilités. La compétitivité énergétique demeure sous tension avec un coût du kilowatt-heure supérieur de 15 % à la moyenne de l’Afrique de l’Ouest, tandis que la logistique routière pâtit encore de goulets d’étranglement saisonniers. Les autorités misent sur le développement de micro-centrales solaires et sur la réhabilitation de 1 200 km de routes d’ici 2027 pour stabiliser les flux d’approvisionnement des usines. Sur le plan social, la capacité à faire converger l’agriculture paysanne et les exigences de l’industrie reste un marqueur sensible. L’organisation de la filière cacao, où près de deux millions de petits producteurs interviennent, exige un accompagnement en matière de certification et de normes environnementales pour répondre aux standards du marché nord-américain.
Perspectives régionales et portée diplomatique élargie
Si la Côte d’Ivoire parvient à concrétiser ses hubs de transformation, l’impact pourrait dépasser ses frontières. Le Programme régional de compétitivité agricole de la CEDEAO, financé en partie par la Banque mondiale, envisage déjà d’adosser aux zones ivoiriennes des corridors d’approvisionnement venus du Ghana, du Burkina Faso et du Libéria. Dans ce scénario, Abidjan deviendrait un nœud logistique de premier plan, amplifiant son poids diplomatique au sein des forums continentaux. L’analyste Linda Diomandé souligne que « l’agro-transformation se mue en vecteur d’influence, car elle lie la question alimentaire à la sécurité économique ». En filigrane, c’est bien l’idée d’une souveraineté productive africaine que la diplomatie ivoirienne tente d’inscrire à l’agenda international.
Une opération de court et de long terme
À Luanda, le Premier ministre Mambé a quitté la scène avec la promesse de visites techniques américaines dès le premier trimestre 2026. Les discussions ont aussi intégré la filière minière, dans un souci de diversification de portefeuilles, mais la matrice agricole demeure la pièce maîtresse. Pour les observateurs, l’engagement d’Abidjan gagne en crédibilité parce qu’il s’appuie sur une planification budgétaire déjà inscrite au Programme national de développement 2021-2025. Reste que la visibilité politique, le suivi des partenariats public-privé et la maîtrise des normes ESG seront les baromètres décisifs.
Dernières lignes d’une équation stratégique
Loin d’un simple exercice de marketing, la posture ivoirienne dénote une diplomatie économique qui se veut pragmatique : attirer des capitaux, créer des emplois industriels et consolider une influence régionale. À l’heure où le système alimentaire mondial recherche de nouveaux équilibres, la Côte d’Ivoire fait le pari que le cacao broyé et la cajou décortiquée peuvent devenir autant de cartes maîtresses que les pipelines et minerais stratégiques. Le sommet de Luanda n’aura peut-être duré que quelques heures, mais il esquisse un repositionnement durable dans lequel Abidjan entend occuper, aux côtés de Washington, une place que l’histoire économique n’avait pas encore pleinement dessinée.