Une convergence d’intérêts géo-économiques
Annoncée en marge du Sommet des affaires États-Unis – Afrique, la future ligne Abidjan–Luanda matérialise l’alignement de deux agendas nationaux jusque-là parallèles. La Côte d’Ivoire poursuit son ambition de devenir le premier carrefour logistique de l’Afrique de l’Ouest, tandis que l’Angola, fort d’une rente pétrolière en déclin relatif, cherche à diversifier ses échanges au-delà de ses partenaires traditionnels d’Asie australe et d’Europe. Dans une déclaration conjointe, le Premier ministre ivoirien Robert Beugré Mambé et le ministre angolais des Transports Ricardo Daniel Sandão Viégas ont insisté sur le « besoin d’une artère aérienne rapide » afin de « réduire les frictions commerciales internes au continent » et de soutenir un commerce bilatéral évalué à 100 millions de dollars à l’horizon 2028.
Un marché intra-africain encore fragmenté
La Commission économique pour l’Afrique rappelle que seuls 19 % des échanges africains s’effectuent à l’intérieur du continent. Le coût moyen du fret demeure supérieur de 30 % à celui pratiqué en Asie de l’Est. En reliant deux capitales régionales sans passer par Paris, Dubaï ou Addis-Abeba, la liaison Abidjan–Luanda espère frapper au cœur de cette anomalie. Le tarif logistique pourrait baisser de 15 % grâce au corridor aérien, chiffre avancé par le ministère ivoirien de l’Économie et jugé « crédible mais dépendant de la densité de trafic » par un analyste de la Banque africaine de développement. En toile de fond se profile la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF), qui ambitionne d’augmenter le commerce intra-africain de 52 % d’ici 2035. « La connectivité est le carburant de la ZLECAF », confie un diplomate ivoirien, rappelant que la signature d’accords commerciaux reste stérile sans infrastructures de mobilité.
Le transport aérien comme vecteur de puissance douce
Au-delà des cargaisons, l’aviation sert aussi la diplomatie publique. Abidjan et Luanda entendent projeter une image de hubs modernes capables d’attirer capitaux et sièges d’institutions régionales. Le choix de décembre 2025, date visée pour le premier décollage, coïncide avec la fin du plan directeur de modernisation de l’aéroport Houphouët-Boigny et avec l’entrée en service du nouveau terminal international de Luanda, António Agostinho Neto. Les autorités angolaises espèrent convertir cet atout en levier d’influence auprès des pétro-monarchies du Golfe, qui lorgnent la façade atlantique pour leurs chaînes logistiques énergétiques. Côté ivoirien, le gouvernement table sur un appel d’air pour les sièges sociaux d’entreprises d’Afrique occidentale en quête de liaisons vers les marchés lusophones.
Cap vers 2025 : défis techniques et régulatoires
L’optimisme officiel masque toutefois plusieurs variables critiques. Primo, la certification des équipages et la compatibilité des flottes. Les discussions portent sur l’utilisation d’Airbus A320-neo ou de Boeing 737 Max, appareils dont la consommation réduite s’adapte aux 2 700 kilomètres séparant les deux capitales. Secundo, la question de la cinquième liberté aérienne, souvent sensible en Afrique, qui autoriserait les compagnies tierces à poursuivre au-delà de l’une des capitales. Selon l’Association des compagnies aériennes africaines, l’absence de libéralisation pourrait grever la rentabilité du tronçon. Enfin, la réglementation de l’assurance et du ciel unique africain reste embryonnaire : l’implémentation complète du Marché unique du transport aérien africain, lancé en 2018, n’a convaincu que 37 États sur 54.
Entre Washington et Pékin, une manœuvre d’autonomie africaine
Que la décision ait été officialisée à Dallas, sous l’œil des investisseurs américains, n’est pas fortuit. Les États-Unis, par la voix du Département du commerce, ont encouragé les partenariats qui fluidifient les corridors Ouest-Atlantique-Sud. De son côté, Pékin multiplie les prêts concessionnels pour les infrastructures aéroportuaires africaines, notamment à Luanda depuis 2015. En choisissant de financer la ligne sur fonds propres majoritaires, Abidjan et Luanda signalent leur volonté de réduire la dépendance stratégique. « C’est une démonstration de souveraineté économique », observe un diplomate européen. Le Nigeria, l’Éthiopie et le Kenya suivent de près le dossier, chacun redoutant la montée en puissance de nouveaux hubs concurrents.
Incidences attendues sur les pôles régionaux
L’impact le plus tangible se mesurera à Abidjan et à Luanda mais aussi dans les arrière-pays. Les exportateurs de cacao ivoiriens disposeront d’un accès rapide aux raffineries angolaises de produits pétroliers, tandis que les producteurs angolais de diamants et de fer verront leurs délais d’acheminement vers l’Atlantique nord-ouest raccourcis. Le tourisme d’affaires, dopé par la croissance annuelle de 8 % du secteur MICE en Côte d’Ivoire, est également ciblé. D’après un consultant d’Airline Economics, une fréquence hebdomadaire de quatre vols pourrait générer 70 000 passagers par an, seuil à partir duquel la ligne devient rentable tout en limitant l’empreinte carbone grâce aux technologies nouvelles générations. Reste à savoir si la projection rencontrera la demande réelle : les précédents projets de liaisons directes entre Lagos et Luanda ou entre Dakar et Addis-Abeba ont pâti d’une insuffisance de remplissage.
Un pas modeste mais stratégique vers l’intégration continentale
Au bout du compte, la liaison Abidjan–Luanda symbolise mieux qu’elle ne révolutionne. Elle rappelle que l’intégration africaine passe autant par des couloirs aériens que par des traités. « Les avions matérialisent la volonté politique », résume un expert de l’Union africaine. Si le premier vol décolle comme prévu en 2025, il constituera un précédent instructif pour les futures connexions Accra-Nairobi ou Douala-Lusaka, souvent évoquées. En attendant, diplomates et investisseurs observeront la capacité des deux gouvernements à tenir leur calendrier, à libéraliser leur ciel et à convertir cette route en catalyseur d’une Afrique moins dépendante des escales extra-continentales.