Une démission qui rompt le pacte de loyauté
En annonçant, d’abord par une lettre ouverte diffusée sur les réseaux sociaux, puis lors d’un direct en ligne vingt-quatre heures plus tard, sa démission du ministère de l’Emploi et de la Formation professionnelle et son intention de briguer la magistrature suprême, Issa Tchiroma Bakary a brisé un pacte tacite de loyauté qui le liait au président Paul Biya depuis plus de trois décennies. Au sein de la galaxie présidentielle, l’ancien porte-parole du gouvernement incarnait l’orthodoxie institutionnelle et la défense implacable du régime, tant sur le front interne qu’auprès des partenaires extérieurs. Sa volte-face soudainement médiatisée signale un déplacement des plaques tectoniques dans la maison CPDM, où l’on s’était habitué à des mouvements plus feutrés.
Les motivations d’un vétéran : héritage et fracture générationnelle
Âgé de soixante-quinze ans, le chef du Front pour le salut national du Cameroun, formation restée longtemps alliée au parti présidentiel, présente sa démarche sous le prisme d’un « devoir de rupture ». Dans son discours, il exhorte le pouvoir à « se retirer avec dignité » et critique une gouvernance « ayant montré ses limites ». Derrière la litote diplomatique, la fracture générationnelle affleure : alors que Paul Biya, quatre-vingt-douze ans, ménage encore le suspense sur un éventuel huitième mandat, de nombreux caciques redoutent qu’un statu quo prolongé ne fasse le lit d’une contestation sociale plus virulente. Tchiroma capitalise sur cette lassitude, mais sans renier les acquis économiques mis en avant par Yaoundé, notamment la stabilité macroéconomique louée par la Banque mondiale.
Une opposition émiettée face au verrou institutionnel
Si la sortie de route de l’ex-ministre a surpris, elle n’efface pas les contraintes structurelles pesant sur l’opposition. L’article 6 de la Constitution, inchangé depuis la révision de 2008, confère de vastes prérogatives au président sortant, et le Conseil constitutionnel, nommé pour partie par l’exécutif, reste l’arbitre des contentieux électoraux. À ce jour, aucune coalition n’émerge clairement autour d’une figure capable de fédérer les Forces de l’opposition et de la société civile. Le Mouvement pour la renaissance du Cameroun de Maurice Kamto, toujours marqué par les arrestations de 2019, multiplie les signaux d’ouverture mais peine à nouer un pacte programmatique durable avec les régions anglophones. Dans ce tableau, Tchiroma, déjà expérimenté dans la navigation des cercles gouvernementaux, se positionne comme un tiers influent, susceptible de fracturer le vote loyaliste sans pour autant offrir une alternative radicale.
Répercussions sécuritaires et attentes des partenaires étrangers
La déclaration d’Issa Tchiroma intervient dans un contexte sécuritaire tendu. La crise anglophone, l’activisme de Boko Haram à l’extrême nord et les crispations sociales liées à l’inflation ravivent la vigilance des chancelleries occidentales implantées à Yaoundé. Les diplomates de l’Union européenne, en quête de stabilité énergétique dans le Golfe de Guinée, redoutent que toute recomposition précipitée ne désorganise la coopération antiterroriste régionale. À Brazzaville, Denis Sassou Nguesso observe également l’évolution avec attention : la sécurisation de la frontière fluviale et les échanges commerciaux sur le corridor Sangmélima-Ouesso dépendent pour partie de la sérénité politique camerounaise. Dans ce jeu d’équilibres, la neutralité bienveillante de la République du Congo, alliée traditionnelle de Yaoundé, pourrait servir de médiation discrète en cas de dérapage.
Scénarios d’une transition incertaine
Trois scénarios dominent les conversations diplomatiques. Le premier voit Paul Biya briguer un nouveau mandat, capitalisant sur l’appareil étatique pour contenir la fronde interne ; Tchiroma se muerait alors en opposant républicain, fidèle à la légalité du processus, sans remise en cause systémique. Le deuxième mise sur une passation orchestrée au sein du CPDM, où l’ex-ministre pourrait négocier un rôle de faiseur de rois, en échange par exemple d’un poste stratégique à l’Assemblée nationale. Enfin, un troisième scénario, moins probable mais évoqué dans certains think tanks d’Afrique centrale, envisagerait un front d’opposition élargi, regroupant personnalités issues du gouvernement et figures de la contestation civique, avec l’appui d’une partie de la diaspora.
Entre prudence diplomatique et soif de renouvellement
Aux yeux des bailleurs internationaux, toute alternance démocratique réussie au Cameroun constituerait un signal positif pour la gouvernance en Afrique centrale. Toutefois, l’importance stratégique de Yaoundé dans la lutte contre le terrorisme sahélien et dans la production pétrolière impose la prudence. « Nos partenaires aspirent à la continuité des politiques publiques, mais pas à l’immobilisme », confie un conseiller d’ambassade, soulignant que « l’initiative Tchiroma ouvre une fenêtre pour un débat de fond sur le modèle camerounais sans menacer la stabilité régionale ». Reste que la crédibilité de sa candidature sera mesurée à l’aune de sa capacité à bâtir un projet socio-économique alternatif et à rassurer les milieux d’affaires, particulièrement les investisseurs d’Asie de l’Est au port de Kribi.
Un jalon supplémentaire dans la quête de maturité politique
En définitive, l’initiative d’Issa Tchiroma Bakary souligne la maturation progressive d’un paysage politique longtemps dominé par l’hyper-présidentialisme. Qu’elle aboutisse ou non à une alternance, cette candidature rappelle que l’Afrique centrale n’est pas condamnée à l’éternité des statu quo et que des évolutions peuvent s’opérer de l’intérieur même des appareils au pouvoir. À l’horizon d’un scrutin annoncé pour octobre 2025, la trajectoire du Cameroun demeurera un baromètre essentiel pour les observateurs de la région, autant que pour les partenaires multilatéraux soucieux de préserver la stabilité et la coopération, axes chers également à Brazzaville.