Un emballement du déficit qui dépasse la seule conjoncture
À la fin mai 2025, l’Office des changes de Rabat a livré une statistique qui résonne comme un signal d’alarme : 133 milliards de dirhams de déficit, soit un peu plus de 12 milliards d’euros au taux de change courant. En un an, la détérioration atteint 15,1 %. Si la comparaison brute avec 2024 était déjà défavorable, la vitesse de creusement surprend les observateurs de la place casablancaise. Selon plusieurs analystes de banques d’affaires sollicitées, la situation ne saurait être imputée uniquement à la sinuosité des prix mondiaux de l’énergie ; elle révèle avant tout la dépendance structurelle du royaume vis-à-vis de ses approvisionnements extérieurs.
Hydrocarbures et biens d’équipement : la double peine
Le poste énergétique demeure le principal moteur de la dérive. Le Maroc, dont la production domestique d’hydrocarbures reste marginale, a vu la valeur de ses importations de pétrole et de gaz progresser de près de 25 % en un an, sous l’effet combiné d’un baril volatil mais orienté à la hausse et d’une demande intérieure soutenue par la reprise industrielle post-pandémie. Parallèlement, les achats de biens d’équipement – turbines, composants électroniques, machines-outils – se sont accélérés, conséquence directe de la stratégie de relocalisation d’entreprises européennes cherchant à sécuriser leurs chaînes de valeur au sud de la Méditerranée. Cette trajectoire, potentiellement vertueuse à long terme, exerce néanmoins une pression immédiate sur les réserves en devises.
Une capacité d’exportation qui progresse, mais pas assez vite
Les autorités chérifiennes mettent en avant, à juste titre, le dynamisme continu des exportations automobiles, aéronautiques et agro-alimentaires. Les ventes de véhicules assemblés à Kénitra et Tanger-Med se sont encore accrues de 14 % sur la période, tandis que les exportations de phosphate ont bénéficié d’une légère amélioration des prix internationaux. Toutefois, la valeur cumulée de ces performances reste inférieure aux sorties de devises générées par l’énergie et l’équipement, créant un effet d’essuie-glace peu favorable à la balance globale.
Le facteur taux de change et la gestion prudente des réserves
Depuis l’élargissement de la bande de fluctuation du dirham décidé en 2020, la Banque centrale a adopté une politique de flexibilité contrôlée. Or, la présente séquence témoigne de l’étroitesse de la marge dont dispose l’institut d’émission. Une dépréciation marquée du dirham offrirait un allégement symbolique aux exportateurs, mais renchérirait mécaniquement la facture énergétique, enserrant Rabat dans un dilemme classique des économies intermédiaires. D’où la préférence donnée à une stabilité relative du taux, quitte à mobiliser une fraction supplémentaire des réserves – encore supérieures à six mois d’importations – pour lisser les chocs.
Lecture diplomatique : entre partenariats stratégiques et impératif d’intégration régionale
Au plan géopolitique, ce déficit élargi conforte la nécessité, déjà exprimée dans la nouvelle Charte de l’investissement, de cibler une montée en gamme industrielle et de diversifier davantage les marchés de destination. Rabat nourrit l’ambition de se positionner comme hub incontournable sur l’axe Atlantique-Afrique de l’Ouest-Europe du Sud. Pour réussir cette trajectoire, le gouvernement intensifie ses dialogues avec Bruxelles, Madrid et Paris autour des règles d’origine, tout en renforçant ses ponts avec Abuja et Dakar dans la perspective du gazoduc transsaharien.
Dans le même temps, le royaume maintient une approche coopérative avec les institutions de Bretton Woods, lesquelles saluent la discipline budgétaire marocaine malgré la tentation d’un soutien budgétaire accru. Le déficit extérieur, demeure, selon un diplomate européen basé à Rabat, « moins une menace qu’un rappel à l’ordre stratégique ». Autrement dit, l’enjeu principal est de fournir des signaux clairs aux investisseurs sur la constance des réformes, plutôt que de paniquer les marchés par des mesures improvisées.
Perspectives : vers une consolidation progressive sous contrainte
Les projections internes évoquent un reflux modéré du déficit à partir de 2026, grâce à la mise en service partielle des gisements gaziers d’Essaouira et à la montée en puissance des énergies renouvelables, domaine dans lequel le Maroc revendique un leadership africain. Parallèlement, la banque centrale devrait poursuivre une politique monétaire prudente, guettant toute tension inflationniste importée.
En définitive, la photographie à fin mai 2025 ne saurait se lire comme un verdict définitif mais plutôt comme une incitation à accélérer la conversion énergétique et l’intégration industrielle. Le défi consiste à éviter que la santé actuelle des finances publiques – dotées d’un ratio dette/PIB stabilisé autour de 72 % – ne masque la vulnérabilité externe. Une équation subtile, familière à nombre de pays émergents soucieux de préserver leur souveraineté économique tout en demeurant attractifs pour le capital international.