Un contrat céréalier aux accents stratégiques
Lorsque Soufflet et Louis Dreyfus, deux piliers du négoce agricole européen, ont confirmé l’affrètement de trois panamaxes bourrés de blé dur et demi-dur en partance de Rouen et de La Pallice, la nouvelle a résonné bien au-delà du marché des commodités. L’Égypte, premier importateur mondial de blé, voit dans cette cargaison de 180 000 tonnes une pièce maîtresse de son dispositif de sécurité alimentaire désormais piloté, pour partie, par l’agence Mostakbal Misr, structure rattachée aux forces armées. Cet engagement matérialise un placement de confiance double : dans la régularité logistique française et dans la capacité de l’appareil militaire égyptien à se poser en garant nourricier d’une population de plus de 105 millions d’habitants.
La manœuvre portuaire française, vitrine de compétitivité
Pour les terminaux céréaliers de l’axe Seine et de la façade atlantique, l’opération constitue un banc d’essai grandeur nature. Depuis la modernisation des silos de Grand-Couronne et l’extension des postes d’embarquement à La Pallice, la France plaide la fiabilité d’un corridor blé-Mer Rouge susceptible de réduire les coûts de transbordement par rapport à la Mer Noire, fragilisée par les tensions russo-ukrainiennes. « Le facteur temps porte aujourd’hui une prime de 5 à 7 dollars la tonne », glisse un courtier rouennais, convaincu que la réorientation partielle des flux pourrait devenir structurelle si Le Havre et Rouen maintiennent leurs fenêtres d’embarquement ponctuelles.
Le Caire, l’armée et la souveraineté alimentaire
Depuis 2022, la flambée des prix du pain Baladi a rappelé au président Abdel Fattah al-Sissi l’équation politique entre farine subventionnée et stabilité urbaine. En confiant à Mostakbal Misr l’approvisionnement de stocks stratégiques, le pouvoir a opté pour une verticalisation militaire du circuit agro-alimentaire. « Il s’agit d’un instrument de réassurance sociale autant que d’un message adressé aux bailleurs internationaux », analyse l’économiste Amr Adly. L’armée, déjà omniprésente dans le BTP et l’énergie, gagne ainsi un levier symbolique : nourrir la nation reste, depuis Muhammad Ali, un attribut essentiel de la légitimité étatique sur les rives du Nil.
Effets d’entraînement sur la géopolitique du blé africain
Cette transaction franco-égyptienne intervient alors que plusieurs pays du Golfe de Guinée, à commencer par le Congo-Brazzaville, diversifient leurs partenaires céréaliers pour mitiger l’exposition aux turbulences maritimes en Mer Noire. Brazzaville, qui a récemment entériné un protocole de coopération agricole avec l’Agence française de développement, observe avec intérêt le modèle logistique déployé pour Mostakbal Misr, y voyant le prototype d’un pont céréalier capable d’atteindre Pointe-Noire via transbordement côtier. Dans une conjoncture marquée par la volatilité des devises africaines, la sécurisation des approvisionnements devient un paramètre de souveraineté que le président Denis Sassou Nguesso, soucieux de stabilité budgétaire et alimentaire, intègre déjà dans ses consultations économiques.
Mostakbal Misr, quête de crédibilité et signal aux bailleurs
Pour l’agence égyptienne, encore en rodage depuis sa création, la réussite logistique de ces premiers navires européens vaut démonstration de compétence. Les représentants du Programme alimentaire mondial, confrontés à l’inflation importée et à la raréfaction des financements concessionnels, saluent « une ingénierie contractuelle qui sécurise prix et volumes sur douze mois ». À Paris, le ministère de l’Agriculture y voit la preuve que la France dispose d’un « soft power céréalier » mobilisable au service d’alliés stratégiques. À l’horizon 2025, la probabilité d’un portefeuille annuel de 1 million de tonnes livrées par soumissions directes est désormais évoquée dans les études internes de la place de Rouen. Si elle se confirme, cette perspective conforterait la position d’un axe Le Havre-Suez dont les retombées pourraient irriguer toute l’Afrique centrale, nourrissant aussi les ambitions de modernisation portuaire du Congo-Brazzaville.