La scène sonore comme laboratoire de nation-building
Deux mille cinq cents visages éclairés par les projecteurs, des percussions qui couvrent momentanément les rafales lointaines : le concert de Malakal, piloté par la Mission des Nations Unies au Soudan du Sud (MINUSS) et l’UNICEF, a posé un décor inhabituel dans une ville encore meurtrie par les combats de février. La démarche relève explicitement de la diplomatie culturelle. Aux yeux des organisateurs, la musique possède cette plasticité émotionnelle capable de transcender les clivages ethniques − Dinka, Nuer, Shilluk − qui structurent la géographie politique du pays depuis son indépendance en 2011. « Nous coexistons toujours comme avant », confiait, le soir même, un habitant de Malakal, improvisant la rhétorique d’unité que Juba peine à incarner.
Malakal, nœud symbolique du Haut-Nil fracturé
Ville carrefour sise sur les rives du Nil Blanc, Malakal concentre les ambitions contradictoires de toutes les factions. En février, l’armée gouvernementale y affrontait encore la milice Agwelek, soupçonnée d’allégeance au vice-président Riek Machar. Les bâtiments criblés d’éclats servent aujourd’hui de décor aux estrades. L’initiative culturelle ne gomme pas la topographie de la peur : camps de personnes déplacées sous protection onusienne, checkpoints informels, marchés dévastés. Cependant, le simple fait de rassembler des civils d’obédiences diverses sans escorte intrusive de Casques bleus constitue, pour plusieurs diplomates régionaux, « un test grandeur nature de résilience communautaire ».
L’ONU en quête d’une légitimité partagée
Officiellement, la MINUSS est mandatée pour protéger les civils et appuyer l’accord de paix revigoré en 2018. Pourtant, le scepticisme demeure quant à son efficacité militaire face aux groupes armés mobiles. En déplaçant le curseur du sécuritaire vers le culturel, la mission onusienne cherche à produire des dividendes politiques immatériels : confiance, visibilité, narratif positif. D’aucuns y voient une communication de crise, destinée à prouver que l’ONU ne se cantonne pas à la gestion des camps de déplacés. Le gouverneur par intérim du Haut-Nil, Deng Joh Angok, a salué l’initiative tout en rappelant que « la culture a besoin de sécurité ». Autrement dit, les micros ne sauraient éternellement masquer la faiblesse des mécanismes de désarmement et de réforme du secteur de la défense.
Élections repoussées : le tempo politique en sursis
L’élan de fraternité scénique contraste avec la léthargie institutionnelle. Le scrutin présidentiel, initialement promis pour 2024, a été renvoyé à décembre 2026 faute de dispositions légales et logistiques. Les chapitres clés de l’accord de 2018 – rédaction d’une constitution permanente, déploiement d’une armée unifiée, recensement électoral – restent en souffrance. Dans ce contexte, le gouvernement mise sur des événements culturels pour témoigner d’une normalisation de façade. Toutefois, les chancelleries occidentales rappellent que l’art ne se substitue pas à une loi électorale consensuelle. « Le risque, confie un diplomate est-africain, est que la scène devienne un substitut à l’urne ; or seule cette dernière légitimera durablement les institutions. »
Soft power local contre realpolitik armée
À court terme, le concert a offert un exutoire sonore et visuel qui atténue la fatigue psychique d’une population à 70 % âgée de moins de trente ans. À moyen terme, son efficacité dépendra de la capacité des autorités à multiplier des espaces culturels inclusifs, loin d’un agenda exclusivement géré par les chancelleries. Le pari reste fragile : l’Histoire récente regorge d’exemples où la musique a accompagné − et non empêché − l’escalade des violences, comme au Liberia ou en Sierra Leone. Au Soudan du Sud, le soft power hérité des tambours ancestraux doit composer avec la rémanence des Kalachnikovs et l’économie de guerre alimentée par le pétrole du Haut-Nil. Les diplomates en poste à Juba y voient un baromètre : si les artistes peuvent circuler sans escorte dans les mois à venir, c’est que la pacification progresse.
Entre harmonie fragile et horizon incertain
Le crépitement final des amplis dans la nuit de Malakal n’a pas dissipé les fumées politiques. Il a simplement rappelé que la cohésion nationale se joue aussi sur le registre symbolique. Les électeurs, eux, attendent encore la symphonie constitutionnelle qui leur permettra de choisir leurs dirigeants sans la médiation des kalachnikovs. En attendant, les tambours résonnent, et, sous les tentes des déplacés, l’on se surprend à rêver que le rythme survive aux armes.