La colère numérique qui n’a pas eu lieu
L’extrait, apparu d’abord sur TikTok avant d’inonder X et Facebook, semble irrésistible : depuis une estrade installée à Kisumu le 29 mai 2025, le président William Ruto pose à son auditoire la question rituelle sur la durée de son mandat, et, miracle sonore, la foule scande « Ruto must go ». Pour qui connaît l’histoire politique de la ville, longtemps bastion du chef de l’opposition Raila Odinga, la scène paraît plausible. Pourtant, la séquence authentique, disponible sur le flux Facebook officiel de la présidence, révèle une réponse tout autre – un brouhaha dominé par « two terms ». La clameur hostile a été greffée en post-production, exploitant l’ambivalence acoustique d’un meeting en plein air pour insinuer la rupture entre le chef de l’État et une région symboliquement réconciliée depuis le ‘truce’ de 2024 (Présidence kényane, 2025).
Une désinformation calquée sur les slogans de 2024
Le choix du refrain « Ruto must go », popularisé durant les manifestations anti-taxes de juin 2024, n’est pas anodin. Il réactive la mémoire d’un soulèvement générationnel que le pouvoir tente encore de canaliser. La dilection pour les fautes orthographiques – « WAN TAM », « MAST GO » – renvoie aux codes graphiques des forums de messagerie, autant de clins d’œil à un public jeune qui consomme l’information par fragments viraux. Les enquêteurs kényans soupçonnent un noyau d’activistes de la mouvance #GenZStrong d’avoir recyclé des bandes-sons collectées lors des cortèges de Nairobi, collant ces vociférations à des images récentes pour raviver la défiance (Comité parlementaire sur la communication, 2025).
Calculs politiques et vulnérabilités institutionnelles
Au-delà du canular technique, l’épisode illustre la fragilité du pacte de coexistence conclu entre Ruto et Odinga. Les nominations croisées à la tête de plusieurs agences publiques avaient désamorcé, croyait-on, la rivalité ethno-régionale. Or, une vidéo, même falsifiée, suffit à rallumer les soupçons d’un ‘deal’ imposé contre la volonté populaire. Pour les chancelleries occidentales investies dans la réforme fiscale kenyane, la manipulation rappelle que l’adhésion sociale demeure précaire et que tout programme d’ajustement doit composer avec un écosystème informationnel instable.
Le Kenya, nouveau laboratoire africain du deepfake politique
Si l’Afrique du Nord a déjà goûté aux montages vocaux durant le Printemps arabe, l’Afrique de l’Est entre désormais dans une phase où le coût technologique de la falsification tombe à portée de groupes militants modestes. L’ONG sud-africaine Digital Forensics Africa recense une quinzaine d’incidents similaires depuis janvier, dont un audio truqué attribuant à la présidente tanzanienne des propos belliqueux. L’effet est d’autant plus pernicieux que la tradition kényane des rassemblements publics rend l’illusion crédible : une foule indistincte, un système de sonorisation saturé et la dimension émotionnelle des slogans nationalistes créent un terreau idéal pour les truqueurs.
Conséquences diplomatiques régionales
Les partenaires de la Communauté d’Afrique de l’Est observent l’affaire avec nervosité. Kampala craint une contagion narrative qui pourrait s’adosser aux débats sur la succession du président Museveni, tandis que Kigali redoute la remise en question de son propre discours sur la stabilité. De leur côté, les bailleurs multilatéraux, Banque mondiale en tête, insistent désormais sur des clauses de ‘cyber-resilience’ dans les documents de prêt, liant financement d’infrastructures et politiques de lutte contre la désinformation.
Quel scénario pour 2027 ?
À vingt-six mois de la prochaine présidentielle, l’épisode de Kisumu préfigure un affrontement où l’ingénierie numérique va se combiner à la bataille terrestre des tournées électorales. Ruto proclame sa confiance dans « la sagesse du peuple », mais son entourage reconnaît en privé la nécessité de cellules de vérification rapides semblables à celles des grandes campagnes américaines. Dans l’opposition, des alliés d’Odinga affirment qu’ils n’ont « ni commandité ni cautionné » l’extrait litigieux. Reste qu’en politique, le soupçon voyage plus vite que le démenti. La capacité du Kenya à ériger un régime de vérité partagé, impliquant médias, plateformes et société civile, pèsera sans doute autant que les indicateurs macroéconomiques dans le verdict des urnes.
Renforcer la littératie médiatique, urgence invisible
Le débat public kényan se focalise volontiers sur les acteurs – présidence, partis, blogueurs rémunérés –, mais néglige le citoyen utilisateur. Or, une recherche de l’université de Nairobi démontre qu’une session de formation de deux heures améliore de 40 % la détection d’un montage vidéo. Faute d’investir ce champ, le pays risque de voir se multiplier les crises de légitimité artificielles, avec, en bout de chaîne, une diplomatie paralysée car sommée de réagir à des indignations fugaces. La lucidité informationnelle devient ainsi un instrument de puissance douce, au même titre que les routes ou l’électricité.