Dakar, nouveau carrefour énergétique ouest-africain
À trente kilomètres de la corniche dakaroise, le village de Bargny-Sendou voit s’élever des réservoirs aux parois d’acier poli qui symbolisent davantage qu’un simple chantier industriel. L’initiative, portée par Akwa Group, acteur majeur de la distribution pétrolière marocaine, ambitionne de faire du littoral sénégalais un nœud logistique pour le brut, les distillats et le gaz naturel liquéfié appelés à irriguer toute la sous-région. L’investissement, tenu confidentiel mais estimé par plusieurs analystes à plusieurs centaines de millions de dollars, intervient alors que le Sénégal s’apprête à extraire ses premiers barils du champ offshore de Sangomar, récemment exploité avec l’australien Woodside Energy (ministère sénégalais du Pétrole, 2024).
Le pari technique : du stockage au traitement du gaz
Le futur terminal comprendra des capacités de stockage avoisinant les 200 000 mètres cubes, un système de regazéification et une jetée permettant l’accostage de tankers de moyenne portée. Cette configuration répond à une double logique : sécuriser l’approvisionnement du marché local, où la consommation de produits pétroliers croît de près de 6 % par an, et offrir à Akwa Group une plate-forme de réexportation vers le Mali, la Guinée ou la Mauritanie, enclavés énergétiquement ou sous-dotés en infrastructures portuaires. En internalisant aussi le traitement du gaz associé, l’industriel mise sur la progression de la demande régionale en fuel‐oil allégé pour la production électrique, tout en positionnant Bargny comme relais naturel du futur gazoduc Nigeria-Maroc.
Diplomatie économique marocaine : du soft power au hard assets
Depuis une décennie, Rabat déploie une diplomatie économique qui conjugue visites royales et financement d’actifs tangibles sur le continent. Les implantations d’OCP dans les engrais, la montée en puissance de Maroc Telecom ou l’élargissement du réseau Royal Air Maroc ont servi de précurseurs. L’incursion d’Akwa Group à Bargny s’inscrit dans cette trame : transformer le capital de confiance politique accumulé par le Maroc en positions industrielles stratégiques. « Le Royaume affiche une approche win-win très audible à Dakar », observe un conseiller au ministère sénégalais des Affaires étrangères, pour qui la présence d’un groupe maghrébin offre une alternative crédible au duopole traditionnel constitué des majors européennes et des compagnies asiatiques.
Le Sénégal, entre frisson pétrolier et besoin d’infrastructures
L’économie sénégalaise, longtemps indexée sur les services et l’agriculture, s’apprête à recevoir un afflux de devises pétrolières estimé à 1 % du PIB dès 2024. Or la disponibilité limitée des capacités de stockage expose le pays à des ruptures de stock périodiques, comme en 2022 lors de la guerre en Ukraine. Le terminal d’Akwa Group vient donc combler un déficit critique, tout en générant des retombées locales : formation de techniciens, emplois indirects dans la logistique et création d’un cluster de PME sénégalaises capables de répondre aux appels d’offres de maintenance.
Rivalités régionales et arbitrages stratégiques
Ce projet ne se conçoit pas en vase clos. La Côte d’Ivoire modernise parallèlement le dépôt de Vridi, tandis que le Bénin négocie avec la China National Offshore Oil Corporation la construction d’un terminal à Sèmè-Kpodji. Pour le Sénégal, l’ancrage d’un acteur maghrébin diversifie le portefeuille de partenaires et limite le risque de dépendance bilatérale. Pour Akwa Group, le choix d’un État réputé stable, aux institutions solides et à l’environnement d’affaires plus lisible que certaines places voisines, constitue une prime d’assurance contre les turbulences politico-sécuritaires du Sahel.
Un dialogue sociétal sous tension écologique
Si l’exécutif sénégalais vante la dimension structurante de l’investissement, la société civile de Bargny exprime des réserves. L’implantation d’une centrale à charbon voisine avait déjà cristallisé les inquiétudes relatives à l’érosion côtière et aux rejets polluants. Akwa Group assure avoir intégré dans son cahier des charges des digues de protection et un plan de confinement des eaux résiduelles répondant aux standards API. « Nous demandons une étude d’impact publique et la création d’un fonds de résilience pour les pêcheurs », plaide l’ONG Lumière Synergie pour le Développement. Ce dialogue conditionnera la rapidité du bouclage financier et l’obtention du permis définitif.
Projection à moyen terme : vers un hub d’intégration énergétique
À l’horizon 2030, le terminal pourrait s’inscrire dans un corridor logistique reliant Tanger Med à la façade atlantique guinéenne, via un cabotage régional rationalisé. Le Sénégal se doterait de marges de manœuvre pour négocier ses futurs contrats de partage de production et stabiliser les tarifs domestiques de l’électricité, tandis qu’Akwa Group disposerait d’un levier pour absorber la volatilité des cours mondiaux. En coulisses, Bruxelles et Washington observent ce jeu d’influences avec attention, y voyant un contre-poids à l’expansion énergétique chinoise et au regain d’activisme russe dans le golfe de Guinée.
Derniers jalons avant la mise en service
Le chantier est officiellement programmé pour entrer en phase opérationnelle en 2026, sous réserve de la finalisation des études sismiques marines et du bouclage des assurances risques politiques. Les banques africaines, Jadwa et Attijariwafa Bank en tête, ont manifesté leur intérêt pour un financement en project finance adossé aux flux futurs de stockages régaliens. La Banque africaine de développement, quant à elle, se dit disposée à co-garantir l’ouvrage dans le cadre de son Initiative pour la transition énergétique juste. Reste au Sénégal à peaufiner le cadre réglementaire afin d’articuler cette infrastructure avec sa politique de contenu local, tout en veillant à ne pas freiner la livraison d’un projet perçu comme un catalyseur d’intégration régionale.