Le vétéran face aux verrous institutionnels
« Je m’appelle Laurent Gbagbo », lance l’ancien chef de l’État depuis Abidjan en écho à une scène politique qu’il refuse d’abandonner. À quatre-vingts ans révolus, le fondateur du PPA-CI n’admet pas que son nom ait disparu du fichier électoral rendu public par la Commission électorale indépendante. La décision, adossée à sa condamnation de 2019 pour détournement de fonds publics, le prive de ses droits civiques et l’écarte, en principe, du scrutin présidentiel d’octobre 2025. Or, en Côte d’Ivoire, la lettre des textes et le rapport de forces se disputent souvent la primauté ; l’ancien président entend tester, une nouvelle fois, la solidité du dispositif juridique.
Dans une conférence de presse au lendemain de la publication des listes, il a dévoilé la plateforme « Trop c’est trop », conçue pour coaliser mécontentements sociaux et frustrations politiques. L’initiative rappelle les fronts d’opposition nés aux crépuscules des années 1980, lorsque multipartisme et libertés syndicales peinaient à s’imposer. Le message est limpide : l’ancien prisonnier de Scheveningen ne réclame pas seulement une place sur un bulletin, il revendique la légitimité morale de l’opposition.
Radiation contestée, bataille judiciaire annoncée
Juristes et chancelleries suivent avec attention l’argumentaire développé par la défense de l’ex-chef d’État. Selon ses avocats, la grâce présidentielle accordée en 2022 par Alassane Ouattara aurait dû entraîner, sinon une amnistie, du moins la restauration des droits civiques. Le gouvernement rétorque qu’aucune disposition de la Constitution ne transforme une grâce en effacement de peine. L’affaire, promise à la Chambre administrative de la Cour suprême, pourrait créer une jurisprudence déterminante pour d’autres « graciés partiels ».
Sur le terrain diplomatique, les partenaires internationaux multiplient les appels à une « inclusivité » du processus. La CEDEAO, échaudée par les récents coups d’État au Sahel, redoute qu’une exclusion symbole rouvre le cycle de violences post-électorales observé en 2010-2011. À Bruxelles comme à Washington, on rappelle en privé que la stabilité ivoirienne constitue une ancre dans un golfe de Guinée sous pression sécuritaire.
Alliances transversales et front anti-Ouattara
Estimant que le combat dépasse son seul cas, Laurent Gbagbo a tendu la main au Parti démocratique de Côte d’Ivoire. Le rapprochement avec Tidjane Thiam, lui-même radié pour questions de double nationalité, recompose un attelage inédit entre un vétéran du national-populaire et un financier cosmopolite. Si leurs bases sociologiques divergent, l’objectif partagé consiste à contraindre le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) à renoncer à une victoire annoncée faute d’adversaire de poids.
L’alliance réveille des souvenirs de 1995, lorsque Gbagbo et Ouattara avaient conjointement boycotté un scrutin jugé verrouillé. Aujourd’hui pourtant, les rôles se sont inversés : l’ancien « opposant historique » dirige désormais l’appareil d’État, tandis que le tribun socialiste reprend son habit d’outsider. Plusieurs observateurs notent que le nouveau front est moins idéologique que fonctionnel ; il vise à maintenir une pluralité perçue comme indispensable à la crédibilité du rendez-vous électoral.
Le spectre des crises passées
La mémoire ivoirienne reste marquée par la décennie de tensions qui a opposé partisans de Gbagbo et forces soutenant Alassane Ouattara, culminant avec les violences post-électorales de 2010-2011. L’acquittement par la Cour pénale internationale, confirmé en 2021, n’a pas dissipé les traumatismes ni pacifié toutes les rancœurs. Pourfendeurs et sympathisants continuent de s’affronter sur l’interprétation des évènements, entre impératif de justice et nécessité de réconciliation.
De nombreux diplomates redoutent un scénario de contestation violente au cas où l’ex-président demeurerait exclu. La fracture Nord-Sud – que d’aucuns qualifient de ligne de faille identitaire – serait susceptible de se raviver, alors que les tensions régionales, notamment au Burkina Faso voisin, exercent déjà une pression sécuritaire sur les frontières nord-ivoiriennes.
Mythe du combattant et usure du corps
Le surnom de « Woudy », contraction affectueuse du mot bété signifiant « le garçon valeureux », continue de jouer un rôle dans la dramaturgie politique ivoirienne. Laurent Gbagbo se déplace désormais avec lenteur, diction ralentie, mais ses prises de parole demeurent nourries d’humour et de défi. Cet écart entre fragilité physique et vigueur rhétorique entretient la narration d’un leader indomptable, capable de transcender l’âge pour incarner la résistance.
Toutefois, même chez ses partisans, la question de la relève se pose. Le PPA-CI, structuré autour de figures de l’ancienne galaxie présidentielle, peine à faire émerger des visages neufs. À défaut d’un leadership alternatif, la bataille pour l’éligibilité de l’octogénaire devient l’occasion d’unifier bases militantes et réseaux diasporiques. « Notre combat va au-delà de son destin personnel », assure un cadre du parti, sous couvert d’anonymat.
À l’heure où les indicateurs macro-économiques de la Côte d’Ivoire affichent des performances remarquées, l’enjeu pour Abidjan est de préserver la stabilité interne sans dévitaliser l’espace civique. Que Laurent Gbagbo obtienne ou non sa réintégration, le débat qu’il suscite met à l’épreuve la maturité démocratique d’un pays souvent cité en exemple dans la sous-région.
Une équation ouverte pour 2025
À quelques mois du dépôt des candidatures, l’équation présidentielle reste donc inachevée. Le RHDP compte sur l’« effet bilan » pour asseoir un troisième mandat d’Alassane Ouattara ou d’un dauphin adoubé. Le front Gbagbo-Thiam espère transformer la question juridique en momentum politique capable de briser l’apparente inéluctabilité du pouvoir sortant. Au-delà, la société civile réclame un débat sur la réforme de la Commission électorale, jugée insuffisamment indépendante.
La Côte d’Ivoire, engagée dans d’ambitieux projets d’infrastructures et de transition énergétique, doit simultanément gérer l’héritage de crises non soldées. La capacité du système à intégrer ou à neutraliser l’« irréductible Gbagbo » cristallisera l’attention des chancelleries et investisseurs. En diplomatie comme en politique, les symboles comptent ; celui d’un opposant historique admis à concourir, ou définitivement écarté, pèsera sur la perception d’un modèle ivoirien encore fragile.