La diplomatie numérique au cœur d’une alliance industrielle
Annoncée en catimini un 27 mars 2025 dominé par les tensions énergétiques régionales, la constitution effective des joint-ventures Uni Fiber et Uni Tower par Maroc Telecom (IAM) et Inwi (Wana Corporate) dépasse le simple fait économique. Elle confirme la volonté de Rabat de faire de l’économie numérique un levier d’influence dans un Maghreb où l’infrastructure télécom reste, selon la Banque mondiale, 25 % moins dense que la moyenne des pays émergents comparables. L’Autorité Nationale de Régulation des Télécommunications (ANRT) a dégagé la voie le 18 juin 2025, validant une collaboration décrite comme « ouverte, transparente et non discriminatoire » par les deux opérateurs. Les diplomates familiers du dossier y voient un message adressé autant aux investisseurs qu’aux partenaires africains du Royaume.
4,4 milliards de dirhams pour accélérer la fibre FTTH
L’objectif affiché d’Uni Fiber est de porter le réseau FTTH à un million de prises d’ici deux ans, puis trois millions dans cinq ans. Les dirigeants d’IAM avancent que « le coût marginal d’une prise sera ramené sous les 800 dirhams, seuil psychologique crucial pour la rentabilité ». Le cabinet Analysys Mason rappelle toutefois que 42 % des foyers marocains se situent dans des zones encore peu densifiées, où le retour sur investissement reste incertain. En levant, pour la phase initiale, 4,4 milliards de dirhams auprès d’un pool bancaire conduit par Attijariwafa Bank, IAM et Inwi entendent mutualiser des tranchées et réduire, selon leurs projections internes, 30 % des dépenses de génie civil par rapport à un déploiement en ordre dispersé.
Uni Tower : la course aux pylônes au service de la 5G
Le second volet, Uni Tower, vise 2 000 tours neuves ou rénovées dans un délai triennal, pour atteindre 6 000 sites à horizon 2035. « La fenêtre de tir est étroite : faute de mutualisation, chaque opérateur aurait dû ériger 8 000 pylônes pour couvrir le pays en 5G, ce qui est économiquement intenable », souligne Ahmed Belmahdi, consultant télécom basé à Casablanca. Le partage passif des infrastructures, encouragé par l’ANRT, s’aligne sur les recommandations de l’Union internationale des télécommunications qui plaide pour une densification gérée afin de limiter l’empreinte carbone et visuelle des réseaux.
Enjeux de concurrence et régulation : un équilibre délicat
L’annonce a suscité des interrogations à Rabat sur la place laissée à Orange Maroc, troisième acteur du secteur. Le régulateur rappelle que les tours et fibres seront louées « sans avantage indu », avec des tarifs planchers encadrés. Néanmoins, des officiels français proches d’Orange confient redouter « un duopole de fait » susceptible de renchérir ses futurs coûts d’accès. À Bruxelles, la Commission européenne suit le dossier dans la mesure où Maroc Telecom est coté à Paris et qu’Etisalat, son actionnaire majoritaire, intervient aussi sur des marchés européens sensibles. Rabat, pour sa part, insiste sur le respect scrupuleux des règles de concurrence et cite la réussite du modèle « open access » kényan comme feuille de route.
Répercussions macroéconomiques et attractivité du Royaume
Selon le ministère marocain de l’Économie et des Finances, chaque point de pénétration supplémentaire de la fibre pourrait ajouter 0,5 point de croissance au PIB à moyen terme, via la digitalisation des services administratifs et le développement de l’industrie du contenu. Les analystes de Fitch Solutions estiment que la 5G pourrait générer 7,7 milliards de dirhams de valeur ajoutée cumulée entre 2026 et 2030. Dans les couloirs des institutions financières multilatérales, on évoque déjà la possibilité de lier l’enveloppe numérique marocaine à des programmes de co-financement Sud-Sud avec des pays d’Afrique de l’Ouest, où IAM dispose de filiales.
Risques géopolitiques et cybersécurité : le revers de la médaille
La perspective d’un réseau 5G plus dense ravive le débat sur la souveraineté numérique. Les équipements radio, majoritairement fournis par Huawei et Ericsson, placent le Maroc dans l’orbite technologique de partenaires aux intérêts parfois divergents. « L’interconnexion accrue expose les administrations et les secteurs critiques à un élargissement de la surface d’attaque », avertit Salma Bouhlal, experte en cyberdéfense. Rabat table sur la récente loi relative à la cybersécurité pour imposer des audits de conformité aux opérateurs, mais la mise en œuvre demeure inégale, faute de ressources humaines spécialisées.
Cap sur 2030 : quels scénarios pour la diplomatie technologique marocaine ?
Au-delà des indicateurs financiers, Uni Fiber et Uni Tower s’inscrivent dans la vision Maroc Digital 2030, articulée autour de la transformation des services publics et de l’attractivité des investissements. Sur la scène africaine, cette offensive renforce le soft power de Rabat, déjà moteur dans l’électrification rurale et les énergies renouvelables. « L’enjeu n’est plus seulement de connecter les Marocains, mais bien de faire du Royaume une plaque tournante de données pour l’Afrique du Nord », résume un diplomate britannique. Si la multiplication des câbles sous-marins vers l’Europe et l’Amérique latine se confirme, la fibre nationale deviendra le chaînon indispensable d’une stratégie de hub que le partenariat IAM-Inwi pourrait catalyser.
Dernier mot : promesse technologique et vigilance réglementaire
La création d’Uni Fiber et d’Uni Tower marque un tournant stratégique pour les télécoms marocains et, par ricochet, pour la diplomatie économique du Royaume. Le pari consiste à conjuguer vitesse de déploiement, ouverture réelle aux concurrents et protection des infrastructures critiques. La balle est désormais dans le camp du régulateur, qui devra veiller à ce que l’élan industriel ne se mue pas en rente. Tant que cet équilibre sera préservé, la promesse d’un Maroc ultraconnecté demeurera un atout politique et économique plutôt qu’un simple effet d’annonce.