Un prêt qui dépasse le simple chiffre d’affaires
Annoncé le 19 juin 2025, le prêt de 3,7 milliards de dirhams consenti à Maroc Telecom par la Société financière internationale – bras armé du Groupe Banque mondiale pour le secteur privé – se distingue moins par son montant que par sa portée géopolitique. Dans un espace sahélien fragilisé par les coups d’État récents, l’insécurité chronique et le changement climatique, investir dans la fibre optique et la 4G revient à injecter de la cohésion là où les lignes de fracture se multiplient. Au-delà de la classique rhétorique du développement, Makhtar Diop le reconnaît : « Soutenir les investissements transfrontaliers via des champions régionaux comme Maroc Telecom est devenu une priorité stratégique ».
Des infrastructures numériques comme vecteur de stabilité régionale
Dans les capitales sahéliennes, l’instabilité politique se double d’un fractionnement du territoire numérique : le taux de pénétration d’Internet mobile excède péniblement 30 % au Tchad et 40 % au Mali, selon l’Union internationale des télécommunications. Les services 4G, quand ils existent, se cantonnent aux quartiers centraux et demeurent onéreux pour la majorité. L’apport financier de l’IFC doit donc permettre une densification du réseau, notamment sur les corridors reliant N’Djamena à Abéché et Bamako à Gao, afin de fluidifier les échanges économiques mais aussi de fournir un outil de résilience aux populations déplacées. L’hypothèse implicite est claire : une connectivité accrue réduit le coût de la sécurité, encourage la transparence administrative et crée un sentiment d’appartenance communautaire que ni les frontières coloniales ni les groupes armés ne parviennent à entretenir.
Inclusion financière et jeunesse sahélienne : le pari du Mobile Money
À la lisière des déserts tchadien et malien, seule une minorité dispose d’un compte bancaire, alors que le téléphone portable, lui, s’est imposé comme outil de socialisation et de commerce. Maroc Telecom souhaite capitaliser sur ce paradoxe en élargissant son portefeuille Mobile Money. « Partout où nous opérons, nous allions performance économique, impact social positif et développement durable », rappelle Mohamed Benchaaboun. Ces services de paiement dématérialisés constituent l’une des rares plateformes encore épargnées par les cycles de violence, car elles sécurisent l’épargne, réduisent les trajets physiques et facilitent les transferts familiaux. À terme, une généralisation du Mobile Money pourrait stimuler les PME locales, densifier les chaînes de valeur agricoles et, surtout, offrir à une jeunesse sous-employée l’accès à des microcrédits, vecteurs d’autonomisation.
Maroc Telecom, un champion régional sous l’œil des bailleurs internationaux
L’opérateur maghrébin converge avec la diplomatie économique de Rabat, qui cherche depuis une décennie à renforcer son empreinte en Afrique subsaharienne. Présent dans onze pays, Maroc Telecom consolide sa réputation de « champion régional » à la faveur de ce financement. Le mécanisme choisi – un prêt à long terme libellé en dirhams – réduit l’exposition au risque de change, rassure les investisseurs extérieurs et illustre la montée en puissance des monnaies locales dans le financement des infrastructures. Cependant, cette stratégie comporte une obligation tacite : celle de maintenir un niveau de gouvernance et de conformité aux standards ESG. Sur ce point, l’IFC ne cache pas son intention de suivre de près les indicateurs de couverture rurale, de qualité de service et de protection des données.
IFC et la diplomatie du portefeuille dans les États fragiles
Sous la présidence d’Ajay Banga à la Banque mondiale, l’IFC multiplie les opérations ciblant les États fragiles ou en conflit. Le Sahel, avec ses 160 millions d’habitants et ses besoins criants en infrastructures, offre un terrain d’application idéal à ce que l’on pourrait qualifier de « diplomatie du portefeuille ». Plutôt que d’acheminer des contingents militaires ou des aides budgétaires conditionnées, l’institution mise sur la création d’écosystèmes privés capables de générer emplois et recettes fiscales. Cette approche répond à une demande croissante de souveraineté économique exprimée par Bamako et N’Djamena, tout en préservant la capacité de dialogue du Groupe Banque mondiale avec des régimes parfois en délicatesse avec la communauté internationale.
Vers un marché numérique africain intégré d’ici 2030
La Commission de l’Union africaine réaffirme l’objectif d’un marché numérique unique, sécurisé et inclusif à l’horizon 2030. Le déploiement coordonné de la 4G au Sahel s’inscrit dans ce calendrier : il ne s’agit plus seulement de connecter deux pays enclavés, mais de créer des passerelles technologiques capables de soutenir la zone de libre-échange continentale. Le prochain défi consistera à harmoniser la taxation des services numériques et à établir des régulateurs capables de faire respecter la neutralité du Net et la protection des données personnelles. À défaut, le risque est grand de voir se creuser de nouvelles fractures : entre zones urbaines et rurales, mais aussi entre fournisseurs disposant d’accès privilégiés au capital et start-up locales en quête de financement.
Entre prudence et optimisme : quels scénarios ?
Le prêt de l’IFC ne saurait occulter les crispations sécuritaires, les contraintes budgétaires des États sahéliens et la volatilité du climat politique. L’expérience de la 3G dans la région rappelle qu’un réseau bâti trop vite, sans formation suffisante des techniciens ni éducation numérique des usagers, accroît la vulnérabilité aux cyber-fraudes et aux discours extrémistes. Pourtant, l’écosystème sahélien n’a jamais disposé d’un tel alignement d’acteurs : bailleurs multilatéraux, opérateur régional, gouvernements en quête de légitimité et sociétés civiles avides d’innovation. Entre prudence et optimisme, la communauté diplomatique observe désormais un indicateur clé : la capacité de Maroc Telecom à transformer 370 millions d’euros en un pont numérique durable, capable d’endiguer la marginalisation du Sahel et de prolonger la stabilité du Maghreb vers son voisinage méridional.